C’était bien des pendus, comme j’avais eu la hardiesse de l’avancer, et des pendus tout frais ; ils avaient été exécutés le jour même.
Je m’informai, afin de savoir de quel crime ils portaient la punition.
Ils avaient assassiné les deux garçons horlogers de M. Georgeaïeff, afin de pouvoir voler dans son magasin les montres pendues aux carreaux et l’argent enfermé dans les tiroirs.
C’étaient des Arméniens. Chose extraordinaire ! les Arméniens, avec leur caractère humble et doux, sont souvent voleurs, quelquefois filous, mais bien rarement meurtriers.
Le hasard faisait que de la même fenêtre, en regardant à gauche, je voyais les deux pendus, et en regardant à droite la boutique de M. Georgeaïeff.
Voici comment les choses s’étaient passées.
M. Georgeaïeff avait deux commis qui, tout en restant pendant la journée au magasin, le soir sortaient pour leur plaisir ou leurs affaires.
Ils emportaient d’habitude avec eux la clef du magasin, afin de rentrer à l’heure qu’ils voulaient et d’ouvrir la boutique avant que M. Georgeaïeff fût levé.
Ils s’étaient liés avec deux Arméniens nommés l’un Schubachoff, l’autre Ismaël.
Ces deux hommes résolurent de voler M. Georgeaïeff.
Voici leur plan :
Ils emmèneraient souper leurs deux amis, les griseraient, les tueraient, leur prendraient la clef, et avec la clef ouvriraient le magasin.
Tout se passa selon la prévision des assassins, moins un détail.
Les deux commis furent emmenés, grisés, tués, seulement les assassins eurent beau les fouiller, ils n’avaient pas la clef.
Alors ils adoptèrent un autre moyen.
C’était de revêtir les habits des deux morts, de se présenter à la porte de M. Georgeaïeff, d’y frapper ; la nuit était sombre ; la personne qui viendrait leur ouvrir, venant probablement sans lumière, les prendrait pour les deux commis ; ils entreraient, et, une fois entrés, ils agiraient selon le premier plan.
Mais avant tout il fallait se débarrasser des cadavres.
Ils réveillèrent un pauvre diable de portefaix qui dormait sur sa besace, l’emmenèrent, lui montrèrent les deux cadavres, et lui promirent quatre roubles s’il voulait les enterrer.
Un moucha, — c’est le nom des portefaix à Tiflis, — un moucha ne gagne pas quatre roubles tous les jours et surtout toutes les nuits.
Il chargea les deux cadavres sur son dos, descendit jusqu’à la Khoura, traversa le pont d’Alexandre, monta le versant de la colline du faubourg de Tchoukour, et les enterra sur ce que l’on appelle la petite colline rouge.
Mais c’était la nuit ; le pauvre diable y voyait mal ou avait envie de dormir ; il les enterra tout de travers, les pieds de l’un d’eux passaient.
Il s’en retourna coucher à l’endroit où on l’avait pris ; la place était bonne, il espérait qu’on l’y reviendrait chercher.
Pendant ce temps les deux meurtriers s’étaient présentés à la porte de M. Georgeaïeff, avaient frappé ; mais c’était M. Georgeaïeff qui était venu ouvrir lui-même, et qui était venu ouvrir une chandelle à la main.
Il n’y avait point à essayer de tromper l’horloger. Schubachoff et Ismaël s’étaient enfuis.
M. Georgeaïeff, en ouvrant à porte, avait vu fuir deux hommes.
Il avait cru à une plaisanterie, avait refermé la porte et s’était recouché de mauvaise humeur, trouvant la plaisanterie des plus médiocres.
Le lendemain, les deux commis n’étaient pas rentrés ; c’était la première fois qu’ils manquaient de façon si flagrante à leur devoir, M. Georgeaïeff s’inquiéta.
Vers midi, un pâtre qui faisait pâturer des bœufs sur la montagne vit, à une place où la terre lui parut fraîchement remuée, un pied qui sortait de terre.
Il tira ce pied ; il en vint un second, puis une jambe, puis deux, puis un corps, puis deux corps.
Il descendit tout courant à la ville et vint faire sa déposition.
On alla relever les cadavres ; les cadavres relevés, on reconnut que c’étaient ceux des deux commis de M. Georgeaïeff.
On les avait vus sortir le soir avec les deux Arméniens ; les soupçons se portèrent donc naturellement sur ceux-ci.
On les arrêta ; on arrêta le moucha ; on leur fit leur procès à tous trois ; on les condamna tous trois à mort, Schubachoff et Ismaël comme fauteurs du crime, le moucha comme leur complice.
Le crime avait fait grand bruit, avait inspiré une grande terreur ; le prince Bariatinsky, lieutenant de l’empereur au Caucase, pressa l’instruction, elle fut rapide : les preuves étaient accablantes.
Comme loco tenens de l’empereur, le prince Bariatinsky a droit de vie et de mort ; lui seul est juge, dans certains cas, de l’opportunité d’en référer à l’empereur.
Aucune circonstance extraordinaire ne demandait un sursis ; seulement il lui sembla qu’une commutation de peine devait avoir lieu en faveur du moucha. Il était Persan.
Il le condamna à recevoir mille coups de battogs et aux mines de la Sibérie pour huit ans, s’il en revenait.
Il était probable qu’il en reviendrait : un Géorgien, un Arménien, un Persan peuvent supporter mille coups de battogs ; un montagnard quinze cents.
Un Russe deux mille.
Nul criminel, de quelque nation qu’il soit, n’a pu supporter les trois mille coups qui équivalent à la peine de mort.
Seulement il fut arrêté que jusqu’au dernier moment on lui laisserait croire à son exécution.
Trois potences furent donc dressées à l’endroit même où les cadavres des deux commis avaient été retrouvé.
La localité présentait un double avantage.
L’exécution se faisait à l’endroit où avait abouti le crime.
Secondement ce calvaire, infâme pour cette fois, était visible à toute la ville.
Le matin même de notre arrivée, à midi précis, les trois condamnés avaient été conduits sur une charrette au lieu de leur exécution : ils étaient en caleçon blanc, la casaque du condamné sur le dos, les mains liées devant la poitrine, têtes découvertes.