lait russe. Les enfants surtout étaient l’objet de ses soins et de ses caresses. Un jour que le petit Alexandre pleurait de faim sur les genoux de sa mère, ne pouvant à quinze mois se contenter d’un lait tari, ni entamer cette viande de mouton que l’on ne mâche pas, que l’on déchire, ni manger ce pain noir ou ce gâteau sans sel, insupportable pour nous, il s’approcha de l’enfant et lui mit dans la main une pièce de vingt kopecks.
La princesse rougit et avança la main pour reprendre la pièce et la lui rendre ; mais le mollah l’arrêtant :
— C’est pour lui acheter une poule, dit-il, et lui faire du bouillon.
La princesse serra la main du brave homme et le remercia.
Mais un autre jour, au lieu de ces soins et de ces attentions, c’étaient des injures et des menaces, de la part des femmes surtout. Un jour, une vieille Tatare qui avait eu son fils tué par les Russes, s’approcha, suivie d’un groupe de femmes, de la princesse Orbéliani, et lui montrant le poing :
— Jour de la vengeance, dit-elle, tu es un beau jour. J’avais un fils, l’amour et l’orgueil de ma vie, les Russes l’ont tué, Allah est grand, Allah est juste, Allah me venge.
Pour cette femme les prisonnières étaient des Russes.
La princesse Orbéliani demanda ce que lui disait cette vieille femme.
On lui traduisit ses paroles.
— Eh bien, traduisez-lui ma réponse, dit-elle :
— La mort ne peut rendre la vie ; tue-moi, et ton fils n’en sera pas moins mort. Les Turcs ont tué mon mari, qui était le cœur de mon cœur. Mon fils est prisonnier ; ma sœur, mes nièces et moi-même sommes au pouvoir de Chamyll : qui de toi ou de moi a le plus à se plaindre du sort ? Va donc, pauvre femme, oublie ta colère et abjure ta haine : nous avons un autre Allah que le tien, qui est l’Allah des mères : celui-là ne connaît que la miséricorde et le pardon [1].
Les paroles de la princesse furent traduites mot à mot à la vieille femme, qui les écouta, tira son voile sur ses yeux pour cacher ses larmes et se retira lente et silencieuse.
Quinze jours après le départ de la forteresse de Pokhalsky, comme la caravane faisait halte dans une de ces oasis comme la montagne en cache dans ses replis, sur un tapis de verdure semé de pensées et de violettes jaunes, émaillé de marguerites blanches et mauves, un Tatar apparut à cheval : il paraissait être à la recherche des princesses, et dès qu’il les aperçut mit son cheval au galop.
En effet, c’était le messager qui avait porté les lettres à Tiflis ; il rapportait la réponse.
Cette réponse était du beau-frère de la princesse Varvara, du prince Orbéliani.
La lettre était aussi consolante que possible : « Croyez, attendez et espérez, disait-elle ; tout ce qu’il sera possible de faire pour vous rendre la liberté, on le fera. »
Cette lettre rendit des forces aux plus épuisées.
Enfin, un soir, on arriva dans un aoul distant de dix à douze verstes à peine de Veden. Une des femmes de cet aoul, amenée par le mollah, prévint alors les princesses qu’elles arriveraient le lendemain chez Chamyll, et le même jour recevraient sa visite. Le prophète les invitait à se tenir voilées, la loi de Mahomet défendant à toute femme de se montrer à visage découvert devant un homme, à moins que cet homme ne soit son mari.
En même temps le mollah faisait porter chez les princesses des pièces de mousseline, des aiguilles et de la soie à coudre.
Les princesses passèrent une partie de la nuit à faire leurs voiles.
L’ordre avait été donné que, pour l’étape du lendemain, chaque prisonnière, quelle que fût sa position, eût un cheval et un guide.
Après deux heures de marche on arriva. Déjà depuis deux ou trois verstes le cortége s’était grossi de curieux et surtout de curieuses.
Les princesses cherchaient des yeux la demeure de l’imam, lorsque tout à coup elles se trouvèrent en face d’une construction de six à sept pieds de haut entourée de palissades, et ressemblant bien plus à un parc à moutons qu’à une demeure humaine.
On franchit trois portes fermant sur autant de cours.
Dans la troisième cour était le harem.
Avant d’y entrer, tout le monde se déchaussa.
Un feu clair et bien alimenté attendait les prisonnières : elles en avaient grand besoin, venant d’être trempées par un orage. Les murs étaient enduits d’une glaise jaunâtre délayée dans de l’eau ; de vieux tapis usés laissaient voir, à travers leurs trous, les planches mal jointes du plancher. Le plafond était bas à forcer un homme de haute taille à s’y tenir courbé.
La pièce tout entière, longue de dix-huit pieds, large de douze à peu près, n’était éclairée que par une ouverture de la grandeur d’un mouchoir.
On apporta un pilaw, le mets tatar par excellence. Le plat qui le contenait était flanqué de miel et de fruits.
Avec cela du pain sans sel et de l’eau pure.
C’était un festin, relativement aux repas que les princesses faisaient depuis leur enlèvement.
Chamyll se fit excuser. C’était tout ce que pouvait faire, disait-il, le chef d’un pays pauvre, plus pauvre encore que le pays.
Les trois femmes de Chamyll faisaient les honneurs du repas [2].
Le repas fini, l’on prévint les princesses de baisser soigneusement leurs voiles. Le prophète allait venir.
Alors on apporta devant la porte une chaise de bois et de jonc. Trois interprètes tatars se placèrent sur le seuil, mais sans entrer dans l’appartement. L’un était Hadji, l’homme de confiance de Chamyll ; les deux autres traduisaient l’un le russe, l’autre le géorgien.
Chamyll parut.
Il portait une longue tunique blanche ouverte sur une tunique verte, avec un turban blanc et vert.
Nous avons essayé de tracer son portrait au commencement de ce livre, inutile de nous répéter.
- ↑ Encore une fois, je renvoie ceux de mes lecteurs qu’une relation plus étendue de la captivité des princesses pourrait intéresser, au petit volume publié chez Sartorius, rue Mazarine, 9, par madame Drançay. — Lorsque le souvenir de ce que je vous raconte vous fera défaut, m’a dit la princesse Tchawtchawadzé, recourez à la narration de Drançay : elle est toujours dans le vrai.
- ↑ Ces trois femmes, nos lecteurs les connaissent, grâce aux renseignements que nous a donnés sur elles l’officier de Schumaka.