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Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/171

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le caucase

de vingt-cinq et de dix kopecks, et encore la veille de l’échange ne s’en était-on procuré que pour cinq mille roubles.

Le prince pria Djemnial-Eddin de prendre sur lui de faire accepter à son père cinq mille roubles en or. Djemmal-Eddin s’en chargea.

Le 10 mars, le général Nicolaï prit un bataillon, deux divisions d’infanterie, neuf cents Cosaques et six canons, et s’avança vers les bords de la rivière Mitchik, où devait se faire l’échange.

La rive droite de la rivière, qui appartient aux Russes, est découverte ; sur la rive gauche, au contraire, qui appartient à l’imam, des forêts s’étendent jusque dans la montagne.

Une verste seulement de terrain est à jour entre le cours d’eau qui va de l’est à l’ouest et la forêt, sur la largeur d’une verste à peu près.

Chamyll avait fait dire au baron Nicolaï de s’arrêter à une verste de la rive droite du Mitchik, lui s’arrêterait à une verste de la rive gauche.

Lorsque le baron Nicolaï arriva à l’endroit convenu, Chamyll était déjà à son poste ; on reconnut de loin sa tente au drapeau noir placé derrière, et qui la dépassait en hauteur.

On envoya aussitôt à Chamyll un Arménien nommé Gramoff, et qui devait servir d’interprète. Il allait s’informer du mode d’échange.

Voici ce qui fut arrêté par Chamyll.

Son fils Hadji-Mohammed, accompagné de trente-deux Tcherkesses, amènerait les dames près d’un arbre situé sur la rive droite, c’est-à-dire sur la rive russe.

Il y rencontrerait son frère et les quarante mille roubles, amenés par une escorte semblable, commandée par un officier russe. L’officier russe ne quitterait Djemmal-Eddin que lorsque celui-ci serait remis à son père.

Un officier, les trente-deux soldats, les caisses contenant l’argent, seize prisonniers tcherkesses et Djemmal-Eddin, accompagnés du baron Nicolaï et du prince Tchawtchawadzé qui, au bout d’une cinquantaine de pas, restèrent en arrière, s’avancèrent donc vers le Mitchik.

Ils conduisaient une voiture où les dames devaient monter.

À mesure qu’ils avançaient, s’avançaient du côté opposé Hadji-Mohammed, ses trente-deux hommes et les arabas conduisant les dames.

Hadji-Mohammed et son escorte arrivèrent les premiers et attendirent les arabas, qui les rejoignirent bientôt.

Les arabas arrivées, ils continuèrent leur chemin jusqu’à l’arbre, où les Russes arrivèrent en même temps qu’eux.

À la tête du groupe de Chamyll était un beau jeune homme, à la figure pâle, monté sur un cheval blanc ; il était vêtu d’une tcherkesse blanche et coiffé d’un papack blanc.

C’était Hadji-Mohammed.

Derrière lui venaient, sur deux lignes, les trente-deux Tcherkesses, richement vêtus, splendidement armés.

Les deux troupes s’arrêtèrent à dix pas l’une de l’autre.

Alors Hadji-Mohammed et Djemmal-Eddin descendirent de leurs chevaux et se jetèrent dans les bras l’un de l’autre ; en voyant les deux frères s’embrasser, tous les Murides de Hadji-Mohammed crièrent : Allah ! il Allah !

Pendant ce temps, le prince Tchawtchawadzé et le général baron de Nicolaï s’approchèrent à leur tour.

Les princesses, les jeunes princes et les femmes de la suite des princesses furent alors rendus par Hadji-Mohammed au prince Tchawtchawadzé.

Par un mouvement inverse, les caisses contenant les quarante mille roubles passaient aux Murides.

Alors Djemmal-Eddin fut présenté aux princesses, qui le remercièrent comme leur libérateur, puis il fit ses adieux au prince et au baron Nicolaï, et, en essuyant les deux dernières larmes qu’il lui fût permis de verser au souvenir de la Russie, sa mère adoptive, il s’avança vers son père, accompagné des officiers qui, selon les conventions, devaient le remettre à son père.

À une demi-verste de Chamyll, la troupe s’arrêta au milieu d’un groupe d’arbres. Jusque-là, Djemmal-Eddin était vêtu du costume militaire russe. Là, il dépouilla son uniforme et passa la tcherkesse que Chamyll lui envoyait.

Un cheval noir, couvert d’une schabraque rouge, piaffait à quelques pas, conduit par deux noukers. Djemmal s’élança sur son dos en véritable cavalier des montagnes, et l’on s’avança vers Chamyll.

À peine avait-on fait quelques pas, qu’un enfant de treize ans, qui s’était échappé du groupe de Chamyll et qui accourait à perdre haleine, les bras ouverts, se jeta au cou de Djemmal-Eddin.

C’était son troisième frère, Mohammed-Chabé.

Enfin on rejoignit le groupe de Chamyll.

Sa dignité orientale, son impassibilité religieuse ne lui avaient point permis, quelque désir qu’il en eût, de venir au-devant de son fils. Il attendait, immobile, assis entre deux vieillards murides. Au-dessus de sa tête on tenait un parasol.

Il était si parfaitement beau, si simplement majestueux, que les officiers russes s’arrêtèrent étonnés.

Djemmal-Eddin, pendant ce temps, s’était approché de son père, et avait voulu lui baiser la main. Mais celui-ci n’avait pu se contraindre plus longtemps ; il lui avait ouvert ses bras, l’avait serré sur son cœur, et sa poitrine, prête à se briser d’émotions, s’était fondue en sanglots.

Après ces premières caresses, Djemmal-Eddin s’assit à la droite de son père ; Chamyll continua de le regarder en lui serrant la main. On eût dit que ses yeux rattrapaient, en le dévorant, le temps qu’ils avaient été sans le voir.

Les deux officiers témoins de ce spectacle restaient immobiles et sans prononcer un mot, tant cette scène leur inspirait une respectueuse émotion. Cependant, comme une trop longue absence de leur part eût pu inquiéter le général, ils firent dire à Chamyll qu’ils étaient les deux officiers envoyés pour lui remettre son fils.

Leur mission était achevée, ils demandaient congé.

Chamyll les salua et dit :

— Jusqu’à présent j’avais douté que les Russes tinssent parole. À partir de ce moment, je change d’opinion ; remerciez pour moi le baron Nicolaï, et dites au prince Tchawtchawadzé que je me suis comporté envers sa femme et sa belle-sœur comme si elles eussent été mes propres filles.

Puis il remercia les deux officiers à leur tour.

Ils s’approchèrent de Djemmal-Eddin pour lui dire adieu.