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le caucase

très-beau, à ce que l’on dit, — le beau prince Tatar, moins amoureux, fit prévenir M. M… qu’il savait où était sa femme, et s’offrait d’être intermédiaire pour son rachat. M. M… accepta. Le prince, au bout d’un mois, écrivit qu’il avait arrangé l’affaire pour trois mille roubles. M. M… envoya les trois mille roubles, et huit jours après reçut sa femme, enchanté d’avoir pu la racheter à si bon marché.

C’était encore meilleur marché que ne le croyait le pauvre mari ; car non-seulement il avait racheté sa femme, mais l’enfant dont elle accoucha au bout de six mois.

C’est, au reste, une habitude parmi les princes tatars, non-seulement d’enlever les femmes des autres, mais encore d’enlever leurs propres femmes : plus le fait s’accomplit violemment, plus il fait honneur à leur passion. Ensuite on traite de la dot avec le père, qui d’ordinaire passe par les conditions que lui fait son gendre, lequel tenant la femme, a une supériorité sur le père, qui ne tient plus rien.

Parfois cependant le père s’obstine. Voici un exemple de cette obstination :

L’enlèvement se passe aux eaux de Kislowdsky.

Cet enlèvement eut lieu au moment où le comte Woronzoff, lieutenant de l’empereur au Caucase, venait, dans l’espérance de diminuer les meurtres, de faire défense aux princes tatars de porter des armes.

Le père de la jeune fille enlevée ne pouvant pas s’entendre avec son gendre sur le prix de la dot, vint chez le comte pour se plaindre du rapt et demander justice contre le ravisseur.

Par malheur, comme le baron de Nangis, de Marion de l’Orme, il était à la tête d’une garde de quatre hommes, et ses quatre hommes et lui étaient armés jusqu’aux dents.

Le comte Woronzoff, au lieu d’écouter sa plainte, donna l’ordre de l’arrêter lui et ses quatre hommes, comme contrevenant à ses décisions.

Le Tatar entendit l’ordre, tira son kangiar, et se jeta sur le comte Woronzoff pour l’assassiner.

Le comte se défendit, et tout en se défendant appela à l’aide ; la garde accourut. Le prince tatar fut arrêté ; un de ses hommes fut tué sur la place.

Mais les trois autres se sauvent sur la montagne Bastoff, où il y avait une grotte, et se réfugient dans cette grotte.

On les y attaque : ils tuent vingt Cosaques.

Près d’être forcés, ils font une sortie.

L’un d’eux est tué dans la sortie ; le second se sauve dans une écurie où un cocher, qui se trouve là par hasard, lui crève la poitrine d’un coup de fourche ; le troisième monte comme un chat sur le balcon d’un restaurateur ; et de cette galerie soutient un véritable siége, tue douze hommes et finit par tomber criblé des balles qu’on lui envoie des fenêtres voisines.

Les traces des balles de ses adversaires et les taches de son sang sont encore visibles. L’aubergiste s’en fait une espèce de réclame et les montre aux voyageurs qui logent chez lui.

Bien entendu qu’il refuse de les montrer à ceux qui logent chez ses voisins.

Je pourrais raconter une vingtaine d’histoires pareilles à celle-ci, et morts ou vivants en nommer les héros ; mais il faut en laisser pour le reste de la route, et Dieu merci, nous n’en manquerons pas.

Nous restâmes une heure à causer avec madame Polnobokoff, qui avait, par parenthèse, sous les pieds un des plus beaux tapis de Perse que j’aie jamais vu. Elle nous invita à venir le soir prendre le thé chez elle, et son mari nous prévint que de crainte d’accident il nous enverrait deux Cosaques.

Nous voulûmes récuser cet honneur.

— En ce cas, nous dit-il, je retire l’invitation de ma femme : je n’ai pas envie qu’il vous arrive malheur en venant chez moi.

Nous nous empressâmes, sur cette menace, d’accepter les deux Cosaques.

À la porte, nous trouvâmes le drosky du commandant qui nous attendait tout attelé. Et n’y a qu’en Russie où l’on ait de ces attentions-là. Le voyageur les rencontre à chaque instant, et lorsqu’il ne croit pas comme M. de Custine qu’elles sont dues à son mérite, il doit être véritablement reconnaissant.

Pour mon compte, j’aurai à les consigner à chaque instant, et comme c’est la seule façon qui m’est offerte de prouver ma reconnaissance à ceux qui les ont eues pour moi, je demande la permission de ne pas m’en faire faute.

Le drosky nous ramena à la maison. Je voulais changer de bottes pour aller chez le maître de police.

Je le trouvai qui m’attendait.

Je lui fis, tout confus, mes excuses de m’être laissé prévenir par lui, et lui montrai mes bottes crottées jusqu’au mollet.

Au reste, j’avais de la marge : sur l’avis des chemins que nous devions rencontrer, j’avais acheté à Kazan des bottes qui me montaient jusqu’au haut de la cuisse.

C’est bien certainement en Russie qu’ont dû être fabriquées les bottes de sept lieues du petit Poucet.

Le maître de police venait se mettre à notre disposition.

Nous avions déjà abusé de lui : nous n’avions plus rien à lui demander, mais seulement des remercîments à lui faire.

Quatre ou cinq bouteilles de vin que je ne connaissais pas et que je trouvai rangées sur le bord de la fenêtre, constataient une nouvelle attention de sa part.

Il nous promit de nous retrouver le soir chez le gouverneur.

Je signalai à Moynet la rue dont j’ai essayé de donner une idée à mes lecteurs. Il prit son album sous un bras, Kalino sous l’autre, passa, sur mes instances, un poignard à sa ceinture et se hasarda à son tour hors de la maison.

Kisslarr est, au reste, pour un artiste, une ville d’un pittoresque merveilleux. C’était la première fois que ce mélange de costumes frappait nos regards. Arméniens, Tatars, Kalmouks, Nogais, Juifs, se pressent dans ses rues, chacun portant sans altération l’habit national. Sa population stationnaire est de neuf à dix mille âmes ; elle double les jours de marché. Son commerce, outre celui que font les Tatars en enlevant des hommes, des femmes et des enfants, et en les revendant à leur famille, se compose d’abord de ce fameux vin que récoltent les Arméniens, de l’eau-de-vie qu’ils distillent, de soieries que tissent les habitants du pays, du riz, de la garance, de la sésame, et du safran que l’on récolte dans ses environs.

Moynet rentra au bout d’une heure ; il avait de la boue jusqu’aux oreilles, ce qui ne l’empêchait point d’être enchanté de Kisslarr. Ma rue l’avait émerveillé ; il en avait fait un croquis charmant.

À sept heures et demie le drosky du commandant était à la porte.