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Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/183

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le caucase

où aucune échelle ne peut atteindre, une multitude d’excavations dont l’entrée présente toujours une forme carrée.

Les cavernes, je l’avoue, excitaient vivement ma curiosité ; par malheur, si j’étais curieux, Kalino ne l’était pas : il eût passé près des sept châteaux du roi de Bohême sans s’informer qui les avait bâtis. Ce n’était qu’avec un fabuleux travail que j’arrivais à monter son intelligence à la hauteur de la question que je voulais lui faire faire.

Au reste, la situation était mauvaise : notre hiemchick était le seul à qui nous pussions demander des renseignements, et le brave homme, qui faisait depuis quinze ans trois ou quatre fois par semaine le chemin que je faisais pour la première fois, n’avait jamais remarqué les ouvertures dont je lui demandais l’explication.

J’en étais donc réduit à mes conjectures.

Les excavations sont-elles creusées de main d’homme ou par la nature ?

Pour être creusées par la nature, elles sont évidemment trop régulières. Les cristallisations que l’on rencontre au Caucase affectent parfois des formes d’une incroyable régularité, mais des cristallisations ne sont pas des ouvertures.

Ce qui est plus probable, c’est que les cavernes sont les habitations des premières races d’hommes qui ont habité le Caucase. S’il en est ainsi, inclinons-nous avec respect devant ces vénérables restes de l’architecture primitive.

Quand je dis primitive, je crois que je me trompe : les premières habitations des hommes durent être des arbres à l’ombrage épais. L’hiver les força de quitter l’arbre hospitalier et de chercher un abri contre le froid, et alors force leur fut de se retirer dans des cavernes, ou d’en creuser quand ils n’en trouvèrent pas de toutes faites.

En tout cas, si ces cavernes ont eu la destination que nous leur prêtons, elles datent de quelque chose comme soixante-dix siècles, ce qui est une fort honorable antiquité, et ce qui prouve tout simplement qu’il ne faut pas moins que sept mille ans pour nous apprendre que nous ne savons rien.

Peut-être aussi ces excavations sont-elles les tombeaux où des anciens Guèbres déposaient les cendres de leurs morts ; en Perse, et particulièrement dans la province de Yezdé, près de Téhéran, on trouve dans la montagne des cavernes exactement pareilles à celles que nous avions devant les yeux, et que les gens du pays regardent comme les tombeaux des sectateurs de Zoroastre.

Il n’y aurait rien de trop hasardé à cette dernière supposition, le culte des adorateurs du feu ayant dominé en Géorgie, et surtout dans sa capitale, Mskett, jusqu’à l’introduction du christianisme.

La tradition populaire veut que la route que nous suivions soit la même qu’ait suivie Pompée en poursuivant Mithridate. Près du pont bâti sur la Koura en 1840 par le père de notre hôte, M. Zoubaloff, ingénieur du gouvernement, sont des ruines d’un pont en briques que l’on attribue au vainqueur du roi de Pont.

Ce pont traversé, on entre dans Mskett, c’est-à-dire dans l’ancienne capitale de la Géorgie, aujourd’hui un pauvre village situé sur l’emplacement de l’ancienne ville, dans un angle formé par le confluent de l’Aragwi et de la Koura.

Si l’on remonte aux traditions nationales, Mskett fut bâtie par Msketos, fils de Kartlos, qui vivait six générations seulement après Moïse. Quelques siècles après sa fondation, elle était devenue une ville considérable, que les rois de Géorgie choisirent pour leur résidence. Un de ses gouverneurs, Persan de naissance, nommé Ardam, l’entoura de murailles, bâtit près du pont de la Koura une forteresse dont on voit encore les ruines et une autre du côté nord.

Au temps d’Alexandre le Grand, lors de la persécution des Guèbres, les murailles de Mskett furent démolies par Aron, puis relevées par Pharnavaz. Le roi Mirian, qui régna de 265 à 318 de Jésus-Christ, fit bâtir à Mskett une église en bois dans laquelle on conservait une tunique déchirée du Christ. Mirdat, vingt-sixième roi de Géorgie, qui florissait vers la fin du même siècle, substitua des colonnes de pierre aux colonnes de bois.

C’est la même église qui s’appelle aujourd’hui Samironé.

Au nord de celle-ci, le même roi fit bâtir celle Ghthaëbissa-Sansthawro, ornée d’une belle coupole. Le quarante-troisième roi de Géorgie, Mir, qui vécut vers la fin du septième siècle, y est enterré. Vers 1304, la ville, dévastée, fut rebâtie sous le règne de Ghiorghi, soixante-onzième roi, mais ce ne fut que pour être de nouveau ruinée par Timourlang, que les Géorgiens appellent Langtimour. Mskett se releva de nouveau de ses ruines sous Alexandre, soixante-seizième roi de Géorgie, qui fit bâtir une église en pierre, avec une coupole. Enfin, Wachlang fit à cette même église de grands embellissements vers 1722. Plusieurs rois y sont enterrés, et entre autres le dernier, Yorghi, mort, je crois, en 1811 seulement.

À l’est de Mskett est le mont Djivar-Zedatseni, au sommet duquel est bâtie l’église de la Cuarisse. La tradition raconte qu’une chaîne de fer s’étendait du sommet de cette dernière église au sommet de celle de Mskett, et que les saints des deux églises se rendaient la nuit visite en marchant sur cette chaîne.

Elles avaient été bâties l’une par un architecte et l’autre par son élève ; mais le maître, se voyant surpassé par son élève, se coupa la main droite de désespoir.

En 469, Mskett cessa d’être la capitale des rois de Géorgie, Wachsang-Gourgaslan ayant fait bâtir Tiflis et y ayant transporté sa résidence.

La ville abandonnée avait, assure-t-on, au moment de cet abandon, six verstes du nord au sud.

Aujourd’hui, la seule célébrité de Mskett est la qualité de ses poulardes, qui pourraient, assure-t-on, rivaliser avec celles du Mans, et de ses truites, qui ne le cèdent en rien aux fameuses truites de Ropscha.

Deux ou trois verstes au delà de Mskett, on rencontre le mont Zadeni, sur lequel sont les restes d’un fort bâti par Phavnadje, quatrième roi de Géorgie. Il éleva sur cette montagne l’idole Zadan, de là le nom de Zadeni.

Nous continuâmes notre route tout en interrogeant avec inquiétude le temps : d’épais nuages gris allaient s’abaissant, et semblaient n’être empêchés d’arriver jusqu’à nous que par les pics des montagnes qui les maintenaient à distance ; mais nous voyions ces pics de montagnes se couvrir peu à peu de neige, et le blanc linceul aller toujours en descendant vers nous.

À une dizaine de verstes après Mskett, nous quittâmes la base de la montagne pour suivre à travers la vallée les rives