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le caucase

tion. Tout ce qu’ils gagnent se dépense en tabac et en eau-de-vie. Pendant les grandes gelées, ils se chauffent à quelques minces tisons faisant de la fumée, mais jamais du feu, et il est impossible de distinguer parmi eux les riches des pauvres, les uns étant aussi mal mis que les autres.

Les Ossetins, comme les Ingonches, furent jadis, sous la reine Tamara, les adorateurs du Christ, mais aujourd’hui eux-mêmes ne sauraient dire ce qu’ils sont. Ils ont accommodé à leur caprice toutes les religions dont ils ont entendu parler, leur empruntant ce qui pouvait flatter leurs désirs et repoussant ce qui contrariait leurs caprices. Par toute la terre, même en Océanie, même chez les fétichistes de l’intérieur de l’Afrique, on chercherait inutilement un pareil amalgame d’idées sauvages et de croyances disparates.

Cela tient aussi à une cause historique. Une centaine d’années après la mort de la reine Tamara, un siècle, en conséquence, après que les Ossètes s’étaient faits chrétiens, les Mogols se répandirent comme un double torrent dans les plaines de la Ciscaucasie et de la Transcaucasie ; devant ces flots de barbares inconnus, les Ossètes reculèrent et rentrèrent dans la montagne, qu’ils ne quittèrent plus.

Une fois là, ils perdirent tous rapports avec la Géorgie, et se replongèrent peu à peu dans leur ancienne ignorance, ne gardant de la religion chrétienne que certaines cérémonies, une idée de Dieu et de Jésus-Christ, auxquels ils donnent Mahomet pour prophète ; avec cela, croyant aux anges, aux esprits, à la magie, pratiquant la bigamie et faisant des sacrifices païens.

Mais la prépondérance du christianisme sur l’islamisme se fait surtout sentir à l’endroit des femmes. Les femmes, chez les Ossètes, ne se dérobent point à la vue des hommes dans des demeures particulières et ne sortent pas voilées, tandis qu’aujourd’hui encore la Géorgie chrétienne, et surtout l’Arménie, subissant l’influence politique et morale de la Perse, laissent les femmes presque aussi esclaves et aussi recluses que si elles vivaient sous la loi de Mahomet.

D’un autre côté, dans les montagnes, où règne le brigandage armé, où les habitants comptent plus sur le vol que sur le travail, les femmes doivent faire une complète abnégation de leur volonté, porter tout le poids des travaux domestiques, pourvoir à la nourriture et à l’habillement de leurs maris, qui, pendant ce temps, cherchent les aventures et courent la montagne. L’Ossetin, en conséquence, achète une, deux, trois et même quatre femmes si ses moyens le lui permettent ; il en paye l’ourvat, les traite sévèrement, et leur laisse tous les travaux de la maison et de la campagne.

S’il est mécontent d’elles, il les chasse de chez lui.

Les filles n’ont aucun droit à l’héritage ; il ne leur donne pas de dot, au contraire, il les vend comme un animal domestique élevé dans la maison ; aussi s’attriste-t-on à la naissance d’une fille et se réjouit-on à celle d’un garçon. Il en résulte que dans leurs cérémonies nuptiales on apporte toujours un garçon nouveau-né devant lequel les époux se prosternent plusieurs fois, priant leur dieu, quel qu’il soit, de leur accorder pour premier enfant un enfant mâle.

Le meurtre d’une femme, par suite de ces mêmes principes, est considéré comme moitié moins grave que le meurtre d’un homme.

La seule loi et la seule coutume qui n’aient jamais varié chez eux, c’est la loi du sang : œil pour œil, dent pour dent, loi des sociétés primitives, loi pour ainsi dire de la nature, la dernière que parviennent à détruire les civilisations quelles qu’elles soient. Et en effet, sans la stricte observance de cette loi, nul ne serait sûr de son existence au milieu de ces nations sauvages, qui n’obéissent qu’à l’entraînement de leurs passions.

Nous nous apercevons que nous nous sommes arrêté à une verste ou deux de Kaïchaour pour jeter un coup d’œil sur ces braves Ossetins qui, la pioche à la main, s’occupaient de nous faire une route. Mais les Ossetins et les avalanches sont les deux choses les plus intéressantes dont on puisse s’occuper, non pas à Paris lorsqu’on se promène rue de la Paix, ou boulevard de Gand, ou aux Champs-Élysées, mais au Caucase, de la station de Kaïchaour à celle de Kobi, et lorsqu’on monte la montagne de la Croix.

Les avalanches surtout.

Sur les pentes rapides du Caucase, bien plus encore que sur les inclinaisons moins rapides de la Suisse, la neige glisse par couches immenses et couvre des verstes entières de chemins ; ou bien encore, si les avalanches restent par leur base soudées à la terre, le vent à leur surface soulève d’épaisses nuées de neige, les jette dans toutes les directions, et là où elles vont couvre avec elles les abîmes, nivelle les précipices, de sorte que le chemin réel disparaît, et que comme aucun poteau ne l’indique, le voyageur assez téméraire pour voyager au Caucase, du mois de décembre au mois de mars, est exposé à chaque instant à s’engloutir dans un ravin de deux ou trois mille pieds, alors qu’il se croit au beau milieu de sa route.

Deux ou trois jours de neige, et le chemin devient impraticable.

C’était justement le cas où nous nous trouvions, et ce qui avait nécessité l’emploi des Ossètes que nous venions de rencontrer sur notre route.

Mais les Ossètes sont trop bien avec la neige pour lutter sérieusement contre elle. Ils ne remuent en réalité les bras que lorsqu’ils sont directement surveillés par le smatritel ; aussitôt que celui-ci leur tourne le dos pour aller à une verste plus loin surveiller d’autres travailleurs, la bêche et la pioche rentrent dans le repos, d’où leurs propriétaires ne les tirent qu’à leur corps défendant.

À trois verstes de Kaïchaour, nous rencontrâmes la malle-poste de Russie, c’est-à-dire la simple caisse de la voiture démontée de ses roues et assujettie sur des traverses ; parfois même, et quand les chemins sont impraticables aux traîneaux, la malle-poste russe prend la forme d’un simple cavalier, qui lui-même en est réduit parfois à se métamorphoser en piéton.

Elle était conduite par trois chevaux attelés à la file, et comme elle descendait sur une pente rapide, celle de la montagne de la Croix, elle était maintenue en arrière par cinq ou six hommes qui l’empêchaient d’aller trop vite.