Un traîneau était tout chargé, mais dételé, au milieu de tous ces cadavres de télègues et de tarantasses.
— Mauvais signe, dis-je à Moynet.
En effet, il n’y avait pas de chevaux. Cette fois, c’était bien vrai. Nous allâmes aux écuries, nous fouillâmes dans tous les coins et recoins, pas la moindre troïcka.
Le maître de poste nous dit qu’il ne répondait de rien jusqu’à deux heures, mais qu’à deux heures il était sûr de pouvoir nous fournir au moins deux troïckas.
C’était un Géorgien fort convenable qui, à la vue de notre paderodgni à deux cachets, recommandation toute particulière, et qui fait donner à ces sortes de feuilles de route le nom de paderodgni de la couronne, nous promit que nous primerions tous les voyageurs, excepté les courriers porteurs de dépêches.
Le traîneau dételé m’avait fait insister sur nos droits, ou plutôt sur notre privilége.
Au reste, une chose nous consolait de ce retard : quoique je n’eusse pas rendu, à l’endroit de la bêtise dont il était doué, une justice bien complète à Timaff, j’étais résolu d’attendre la tarantasse et la télègue, qui contenaient tout ce que je rapportais du Caucase en armes, en étoffes et en bijoux, ne voulant point permettre à ces objets, dont chacun me rappelait un ami, de trop s’éloigner de mes yeux.
Nous entrâmes donc, pour les attendre, dans la chambre de la station.
Nous y trouvâmes le maître du traîneau dételé. C’était un Allemand qui voyageait avec son domestique. Il parlait à peine français, je ne parle pas du tout l’allemand, la conversation devenait difficile.
Nous essayâmes de l’anglais ; mais là existait un autre inconvénient : je lis très-bien l’anglais, mais je le parle très-mal. Alors il eut une idée, ce fut de me demander si je parlais italien.
Je répondis affirmativement.
Aussitôt il appela à deux ou trois reprises : Paolo, Paolo, Paolo !
Paolo arriva.
Je l’accueillis par un venga qui dont son cœur bondit de joie ; il ne vint pas, il accourut.
Le pauvre garçon était de Venise. Il se lamenta avec le doux zézayement de l’homme des lagunes, sur les chemins, sur le froid, sur la neige, sur les rivières à traverser, enfin sur tous les charmes d’un voyage au Caucase au mois de janvier. Mais, comme dit Dante, ce lui fut une grande joie d’entendre résonner le si de son doux pays.
Il avoua qu’il ne s’y attendait guère. Il y avait deux ou trois ans que cela ne lui était arrivé. Il revenait de la Perse par Tauris, Érivan et Alexandropol. Ils avaient pu passer par Alexandropol, mais il nous annonça que le passage du Sourham était suspendu.
C’était ce que nous avait écrit le directeur des postes.
Il était chasseur, et depuis Alexandropol, il s’était nourri et avait nourri son maître du gibier qu’il avait tué.
Mais il manquait de plomb. Nous avions épuisé tout le nôtre, et nous avions oublié d’en racheter à Tiflis ; nous ne pûmes donc pas lui en donner.
Par bonheur j’avais fait, avant de partir, des provisions de bouche assez considérables pour nous conduire jusqu’à Gori. À Gori, nous devions les renouveler chez le beau-frère de Grégory, gouverneur de la ville.
Notre tarantasse ni notre télègue n’arrivaient toujours point ; une idée me passa par l’esprit, c’est que ni l’une ni l’autre n’avaient pu franchir le bord escarpé de la rivière où nous avions versé.
Il s’agissait de monter à cheval pour aller savoir des nouvelles de nos deux voitures. Grégory s’offrit, Moynet, devenu fanatique d’équitation, voulut profiter de cette occasion de faire un petit temps de galop, et tous deux partirent dans la direction où devaient se trouver nos équipages.
Au bout d’une heure et demie à peu près, j’entendis le tintement des clochettes ; Moynet et Grégory ramenaient triomphalement les deux voitures.
Ils les avaient trouvées, la tarantasse au milieu de l’eau, la télègue sur l’autre bord.
Les trois chevaux de la tarantasse n’étaient point assez vigoureux pour lui faire monter la berge. Timaff et l’hiemchick n’avaient pas eu à eux deux l’esprit de dételer les trois chevaux de la télègue et de les atteler à la tarantasse ; puis, la tarantasse passée, d’aller chercher la télègue avec ses trois chevaux renforcés à leur tour des trois chevaux de la tarantasse.
Moynet avait ordonné et fait exécuter cette manœuvre ; les deux voitures avaient l’une après l’autre et heureusement franchi l’obstacle, chacune avait repris son attelage, et leurs clochettes, dont le bruit allait sans cesse augmentant de seconde en seconde, annonçaient leur présence prochaine.
Elles débouchèrent du bois et s’arrêtèrent au bord de la seconde rivière.
Là on renouvela la manœuvre qui avait si bien réussi une première fois, et à l’émerveillement de Timaff, tout alla comme sur des roulettes.
Nous fûmes tirés de la préoccupation que nous donnait cet autre passage du Rhin par l’effroyable roulement des jurons allemands les plus sonores. Ils étaient adressés par notre Teuton au maître de poste de Quensens, qui, Géorgien, ayant son petit kangiar au côté, et fort à faire danser dans chacune de ses mains un Allemand de la taille du nôtre, faisait décharger son traîneau pour nous le donner, sous le spécieux prétexte que l’on doit changer de traîneau à chaque station.
Ce à quoi l’Allemand répondait assez justement, à mon avis, que dans ce cas, puisque nous avions droit à son traîneau, il avait droit au nôtre.
Comme le Géorgien n’avait pas sans doute de bonnes raisons à lui donner, il ne lui en donnait pas et continuait à faire déposer sur la neige le bagage du descendant d’Arminius.
La chose eût probablement assez mal fini si je ne fusse intervenu.
Notre maître de poste prenait le traîneau de l’Allemand parce que notre tarantasse ni notre télègue ne pouvaient aller plus loin à cause de la neige, et qu’il nous fallait absolument deux traîneaux pour continuer notre route.