Aller au contenu

Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/227

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
223
le caucase

était-il donc ainsi des insectes mingréliens ? En ce cas, Moynet était étranger comme moi, de quel droit dormait-il ?

J’allai vingt fois peut-être à la porte voir si le jour venait. À la porte, la vieille femme dormait sur sa paille aussi profondément qu’eût pu le faire une duchesse sur le lit le plus moelleux.

Enfin, à quatre heures, le Turc s’éveilla, tira sa montre et réveilla ses trois compagnons.

Quant à moi, je n’avais même pas eu la consolation de mesurer le temps : ma montre, on se le rappelle, malgré les recherches de Kalino, était restée dans les bosquets du mont Axous.

À peine vis-je le Turc éveillé que je réveillai Grégory, et que je l’envoyai au bateau dire à nos gens de se préparer à partir.

Ils dormaient les uns sur les autres comme des veaux en foire ; l’un d’eux ouvrit l’œil, regarda le ciel et répondit :

— Nous partirons dans deux heures. Il ne fera pas jour avant deux heures, et le Rioné est mauvais la nuit.

Je les connaissais trop pour insister.

J’avais encore deux heures à attendre.

Au reste, quatre heures paraissaient être le moment du réveil à Cheinskaïa. Chacun se secouait, s’étirait, bâillait, grommelait et regardait autour de soi avec cet œil rouge et hébété du dormeur encore mal éveillé.

Notre Turc s’était accroupi, avait cherché son mouchoir, l’avait déplié, et tandis qu’un des hommes de sa suite brisait un pain en cinq au six morceaux, il dépeçait du bout des doigts, avec une adresse qui indiquait une grande habitude de la chose, la poule cuite la veille en autant de quartiers qu’il y avait de morceaux de pain.

Je vis avec terreur qu’un de ces morceaux de pain, mieux cassé que les autres, se couvrait d’une aile et d’un morceau de filet de premier choix. Je me dis instinctivement que cette préoccupation de soigner exclusivement cette portion était une galanterie à mon adresse, et j’en frissonnai.

Je ne me trompais pas : le Turc étendit la main vers moi, et avec un sourire plein d’aménité, m’offrit ma part de son déjeuner. Je me rappelai le poisson de Luka et me demandai si ce ne serait pas une grave inconvenance, ayant accepté le poisson de l’un, de refuser le pain et la poule de l’autre.

J’acceptai donc franchement, et tâchant d’oublier à travers quelles phases de plumaison, de cuisson, de séquestration et de dissection la poule avait passé, avant d’en arriver au point où elle en était, je me mis à mordre bravement dans le pain et dans la chair.

Notre délicatesse d’Européen fit que les premières bouchées eurent quelque peine à passer, mais ma foi les autres furent d’une déglutition plus facile.

Décidément il faut plus de peine et de temps pour élever cette créature qui prétend orgueilleusement être l’image de Dieu, de la bête à l’homme, qu’il n’en faut pour l’abaisser de l’homme à la bête. Ce qu’il y a de pis, c’est que, comme je mourais de faim, je finis par trouver poule et pain excellents.

Alors, de même que la veille un homme venant on ne savait d’où était entré avec cette poule à la disparition partielle de laquelle je venais de contribuer, un homme venant du même endroit que l’autre probablement, entra avec une cruche de vin.

J’ai déjà dit quelques mots de ce joli petit vin de Mingrélie, dont j’avais bu cinq ou six verres à la station de Molite. Je fis à l’endroit du vin ce que le Turc avait fait à l’endroit de la poule : je le confisquai ; mais suivant l’exemple philanthropique qui m’avait été donné, ce fut dans l’intention d’en faire hommage à la société.

Par malheur, la moitié de la société était Turque ; elle me refusa poliment, mais elle me refusa.

L’autre moitié accepta.

Je demandai une seconde, une troisième cruche.

Moi, qui ne bois jamais de vin !

Le fond de tout cela, c’est que je n’aurais pas été fâché de me griser.

Je trouvais le temps aussi long que ce prisonnier profondément ennuyé de son uniforme solitude, auquel on venait annoncer qu’on allait lui donner la torture.

— Bon, répondit-il, cela fera toujours passer un instant.

Une heure passa. Je bus à moi seul ma cruche de vin ; mais ma cruche bue, je n’étais pas plus gris que si j’avais bu une égale quantité d’eau.

Mais je dois l’avouer, j’étais plus gai.

Pendant cette heure, notre Turc, qui était un marchand de blé d’Akhalzikhe, et ses hommes avaient sellé leurs chevaux, avaient dépendu leurs armes et se les étaient pittoresquement ajustées autour du corps.

Ils étaient formidables.

Le chef, surtout, avait un kangiar, une schaska, un pistolet tromblon à crosse de fusil galamment incrustée d’ivoire et de nacre, tout cela sans compter je ne sais quel coupe-tête en manière de croissant qui lui pendait dans le dos comme le balancier d’une pendule.

En France il eût été grotesque.

Mais là-bas, en Mingrélie, comme il était de bonne foi, comme on sentait en lui une véritable résolution de se défendre, il était tout simplement terrible, et je ne doute pas qu’il ne fit cet effet sur ceux qui eussent eu l’intention de l’attaquer.

Il allait à Poti ; nous nous promîmes de nous y retrouver.

Il monta à cheval avec ses trois hommes et en un instant fut loin. Tous les oiseaux s’envolaient l’un après l’autre, il n’y avait que nos trois hiboux qui ne voulaient pas se décider à partir.

Enfin le jour vint. Au risque de nous casser dix fois le cou, nous descendîmes dans la barque ; ne sachant pas à quelle heure nous arriverions à Poti, nous avions cette fois acheté un pain et du vin : la vie matérielle était assurée.

Sans manifester nos craintes aussi visiblement que notre cher prince rose, nous n’étions pas sans inquiétude : nous devions être arrivés à Poti le 21 au matin, et nous étions au 22, et nous n’arriverions que dans l’après-dînée ; peut-être le prince Bariatinsky ne serait-il pas arrivé, mais le bateau, à coup sûr, serait parti.

Je n’osais point envisager cette perspective en me figurant quelle serait la douleur de Moynet, si pressé de revoir la France.

On nous avait bien dit à Maranne, on nous avait bien redit