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Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/231

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le caucase

La reine Dadian avait douze dames d’honneur qui la suivaient presque toujours.

Elle avait, en outre, deux résidences : résidence d’hiver, résidence d’été.

Lougdidi était la résidence d’hiver, Gordi était la résidence d’été.

La Mingrélie était un petit royaume de trente mille familles, cent vingt mille sujets à peu près.

Il faut y joindre une partie de la Suanétie que l’on appelle la Suanétie du Dadian.

L’autre partie de la Suanétie est libre.

Enfin, une troisième partie de la Suanétie est la Suanétie des princes Dadischkilians.

C’est un de ces princes qui a assassiné le prince Gagarin, gouverneur de Koutaïs, il y a deux ou trois ans.

Dans cette portion du Caucase, qui s’adosse à l’Elbrouss, les haines sont féroces.

Un autre prince Dadischkilian, voulant faire une niche à son cousin, vint la nuit mettre le feu à sa maison.

Il y rôtit la grand’mère de son antagoniste.

Ce ne fut que le lendemain qu’il s’aperçut que la grand’mère de son antagoniste était aussi la sienne.

Il était trop tard, la bonne femme était brûlée.

Les Souanètes ne peuvent vivre que sur les hauteurs : les Russes ont essayé d’en faire une milice, mais à peine dans la plaine, tous les miliciens sont morts de maladie.

Ils ont gardé la tradition chrétienne. Les Russes en ont baptisé plusieurs, et c’est dans une de leurs églises que l’on suppose la reine Tamara enterrée.

Comme chez les habitants du Valais, on trouve chez eux des crétins et des goîtres.

Entre la Mingrélie et l’Abkhasie existe un petit pays libre, et qui renferme deux mille familles à peu près.

On le nomme le Samourzakan.

Là se conserve avec fureur la tradition de la dette de sang.

Il y a trois ou quatre ans, un vieux prince du pays épousa une jeune fille ; mais il avait un fils de l’âge de sa femme à peu près, qui, comme don Carlos, devint amoureux de sa belle-mère ; celle-ci, à ce qu’il paraît, ne demeura point insensible à cet amour.

Le vieux prince, prévenu du commerce incestueux, renvoya sa femme à sa famille.

Cet outrage fit décréter la dette de sang.

Il y a de cela deux ans ou deux ans et demi à peine ; le vieux prince, son fils et sa femme vivent encore.

Mais trente-quatre personnes ont déjà été tuées dans les deux camps ennemis.

Nous avons, à propos des Souanètes, oublié un détail de mœurs.

Quand ils ont le nombre de filles qu’ils désirent, ils tuent toutes celles qui viennent ensuite, pour ne pas prendre la peine et ne pas faire la dépense de les élever.

De l’autre côté de la Mingrélie se trouve le Gouriel, mi-parti russe mi-parti turc ; les habitants de la partie russe eux-mêmes portent le turban avec la capote militaire. Ce sont les Tyroliens du Caucase. Ils chantent avec des voix de fausset des gargouillades qui ressemblent à celles de la Suisse.

La portion qui appartient à la Turquie est naturellement ennemie de la partie russe ; il en résulte que de très-proches parents se détestent et se battent les uns contre les autres.

Tout cela, comme on le comprend bien, est d’une civilisation fort douteuse et d’une ignorance profonde. Au moment de la dernière guerre avec la Russie, les politiques de Maranne discutaient sur les événements, un prince presque centenaire, le Nestor de l’endroit, prit la parole, et dit :

« Les Français, nous savons qu’ils se battent bien ; mais c’est un peuple léger, nous en viendrons facilement à bout.

» Les Anglais, ce sont des marchands, l’argent est tout pour eux, c’est connu ; avec de l’argent nous les ferons se tenir tranquilles.

» Quant aux Autrichiens, ce ne doit pas être grand’chose ; car depuis quatre-vingt-dix ans que j’ai ma connaissance, je n’en ai jamais entendu parler. »

Quand le prince Dadian vivait, — le mari de la reine de Mingrélie que j’ai vue à Pétersbourg, — la grande fête de l’année, Pâques, était célébrée d’une façon toute féodale. Le prince régnant convoquait les princes du pays, et tous ensemble festoyaient pendant trois jours sous un kiosque dans le genre turc. Ils tenaient le centre de ce kiosque.

Dans les galeries circulaires formant enceinte s’établissaient les gentilshommes et les seigneurs.

Autour des gentilshommes et des seigneurs se formait un cercle de vassaux.

Enfin venaient les paysans de différentes catégories.

Chacun apportait, quelque rang qu’il eût, son pain, son vin et sa viande.

C’était magnifique et à bon marché.

Il y avait luttes, combats, courses à pied, courses à cheval. Toute la Mingrélie accourrait là, hommes et femmes, avec leurs plus beaux costumes.

Nous avons dit que les femmes mingréliennes, surtout les blondes avec des yeux noirs et les brunes avec des yeux bleus, étaient les plus belles créatures du globe.

Nous avons raconté, les ayant vues à Cheinskaïa, les funérailles d’un pauvre diable : celles des princes sont magnifiques.

Si le mort a été tué à la guerre ou les armes à la main, des députations viennent le féliciter de la belle mort qu’il a faite ; puis, après avoir félicité le cadavre, les députés félicitent la famille.

Les lamentations sont interminables, et, excepté chez les princes et les grands seigneurs, les veuves portent le deuil toute la vie.

Lorsque le dernier prince Dadian mourut, — le père de ce charmant enfant qui me donna son bonnet, — chaque parent et ami devait entrer dans l’église soutenu par deux hommes et plier sur ses jambes comme s’il défaillait ; il devait hurler, crier, frapper sa poitrine, déchirer ses habits, donner enfin toutes les marques possibles de douleur.

Une chose bizarre résulta de cette coutume.

Le voisin du défunt, le prince régnant d’Abkhasie, Michel Chevivazkidze, se crut obligé, quoique ennemi mortel, de partager, extérieurement du moins, cette douleur comme parent.

Il entra dans l’église, soutenu par deux hommes, fit toutes les simagrées d’usage, cris, pleura, hurla.

Tout à coup on entendit aux environs de l’église des voci-