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le caucase

que j’ai fait, et la recommandation s’étend à tous les peuples, d’Astrakan à Kisslarr il faut tout emporter avec soi, et de Kisslarr à Derbent faire ses provisions quand par hasard on passe dans une ville ou dans un aoul.

En Italie on mange mal ; en Espagne on mange peu, mais dans les steppes on ne mange pas du tout.

Au reste, les Russes ne paraissent pas le moins du monde éprouver le besoin de manger, et par les choses qu’ils mangent pour la plupart du temps, on voit que manger, non-seulement n’est pas chez eux un art, mais pas même une habitude ; pourvu que le somavar bouille, pourvu que le thé fume dans les verres, et que ce soit le thé jaune de l’empereur de la Chine, ou le thé kalmouk du prince Tumaine, peu leur importe ; ils font ce que font les Arabes après avoir mangé une datte le matin et une datte le soir : ils serrent d’un cran la ceinture de leur kangiar, et partis avec des corpulences ordinaires, ils arrivent à destination avec des tailles d’amoureuses de vaudeville.

Mais avec le prince Bagration, qui avait habité la France, qui aimait la France et qui appréciait si bien ses produits végétaux et animaux, quadrupèdes et bipèdes, la disette n’était point à craindre.

J’en suis encore à me demander où il s’était procuré le pâté de foie gras que nous entamâmes à Karakent, et que nous ne finîmes qu’à Derbent.

Car enfin nous étions bien, à vol d’oiseau, à quelque chose comme douze cents lieues de Strasbourg.

Il est vrai que nous étions encore plus loin de la Chine, et que nous prîmes d’excellent thé.

Le grand avantage des lits russes, c’est qu’ils ne poussent pas à la paresse. Il y a peu de sybarite prolongeant au delà du réveil sa station sur une planche de sapin qui n’a d’autre matelas pour les os déjà brisés par la tarantasse, qu’une couche de peinture en vieux chêne. Le premier rayon du jour entre sans difficulté, ne trouvant ni volets ni rideaux, joue sur vos paupières, comme disent les poëtes ; vous ouvrez les yeux, vous poussez un gémissement ou un juron, selon que vous avez le caractère mélancolique ou brutal, vous vous laissez glisser au bas de votre planche, et tout est dit : vous êtes chaussé, botté, habillé, brossé, et si vous n’insistez pas énormément pour avoir de l’eau, vous êtes même lavé.

J’avais acheté à Kasan trois cuvettes de cuivre. Lorsque nous les tirions de notre tarantasse, elles faisaient l’étonnement des smatritels, qui, jusqu’au moment où nous faisions nos ablutions, se demandaient inutilement à quoi elles pouvaient servir.

Mais le prince avait sa cuisine, son nécessaire à thé, son nécessaire de toilette ; ce que c’est que d’avoir voyagé en France, où l’on trouve des pots à l’eau et des cuvettes à chaque station !

Nous étions levés au point du jour. Au point du jour, le village de Karakent, noyé dans le brouillard avec un premier plan chaudement éclairé, et les autres plans se dégradant au milieu d’un rayon rose, puis violet, et finissant enfin par se perdre dans un lointain vaporeux et bleuâtre, présentait un si ravissant aspect, que Moynet en fit non-seulement un dessin, mais une aquarelle.

Nous avions le temps. Au reste, Derbent n’était plus qu’à cinquante verstes de nous, et nous étions sûrs, d’y arriver dans la journée.

En route, au Caucase surtout, on peut toujours compter sur un accident. L’accident arriva : à dix-huit verstes de Derbent, à Kan-Mammet-Kalniskaïa, les chevaux manquèrent.

Mais avec Bagration, c’était un petit malheur ; il se plaça au milieu de la route, arrêta les six ou huit premiers Arabas qui passèrent, et moitié riant, moitié menaçant, le tatar à la bouche et l’argent à la main, il convertit leurs conducteurs en hiemchicks et leurs rosses en chevaux de poste.

Nous repartîmes.

Sur la route, au fur et à mesure que nous trouvions des chevaux de retour, nous rendions la liberté à un voiturier tatar et à sa troïcka, et nous reprenions une allure plus rapide.

Vers les deux heures de l’après-midi, l’approche de Derbent, qui nous était caché par un mouvement de la montagne, nous fut signalée par la vue d’un cimetière tatar.

Toute une colline en amphithéâtre, d’une verste de haut, était hérissée de tombes tournées vers l’orient, et dominant la mer.

Bagration, au milieu de cette forêt de pierres funéraires, me fit remarquer un petit monument coquettement peint en rose et en vert.

— C’est la tombe de Seltanetta, me dit-il.

— J’ai honte de mon ignorance, lui répondis-je, mais qu’est-ce que Seltanetta ?

— C’est la maîtresse ou la femme, tout ce que vous voudrez, d’un champkal Tarkowsky. Vous rappelez-vous cette maison, tout au haut d’un rocher ?

— Je crois bien. Et Moynet aussi se la rappelle, n’est-ce pas, Moynet ?

— Quoi ? répondit Moynet de l’autre voiture.

— Rien ; je m’instruis.

Puis à Bagration :

— Vous disiez donc, prince, qu’il y avait une tradition, une légende.

— Mieux que cela, une histoire ; on vous la racontera à Derbent. C’est ce qu’il y a de plus romanesque au monde.

— Bien, j’en ferai un volume.

— Vous en ferez quatre, six, huit, tant que vous voudrez. Mais croyez-vous que vos lecteurs parisiens s’intéressent beaucoup aux amours d’une khanesse d’Avarie et d’un beg tatar, tout descendant qu’il soit des califes persans ?

— Pourquoi pas ? le cœur est le cœur dans tous les pays du monde.

— Oui, mais les passions se manifestent de différentes façons. Il ne faut pas juger tous les Asiatiques sur Orosmane, qui ne voulait pas que Norestan le surpassât en générosité. Ammalat-Beg, — Ammalat-Beg est l’amant de Seltanetta, — assassinant le colonel Verkowsky, lequel l’a empêché d’être pendu, le déterrant pour lui couper la tête, et portant cette tête à Akmeth-Khan, son beau-père, qui a mis à ce prix la main de sa fille, ne serait peut-être pas très-bien compris des comtesses du faubourg Saint-Germain, des banquiers de la rue du Mont-Blanc et des princesses de la rue de Breda.

— Ce sera nouveau, mon cher prince, et je compte sur la nouveauté. Mais qu’est-ce que je vois là ?