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Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/82

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le caucase

vous mettant en selle, levez votre fouet, et en avant dans les montagnes.

» Les portes de fer de Derbent, aujourd’hui des portes de toile, s’ouvrirent pour nous au point du jour, et nous quittâmes la ville. Mes compagnons dans ce voyage pittoresque sont, outre vous, mon cher colonel, le commandant de Derbent, major Cristnikoff. Nous avions encore avec nous un capitaine du régiment de Kourinsky, et là se bornait le nombre des Russes curieux.

» Depuis le règne de Pierre le Grand, savez-vous combien de fois les Russes ont visité cette huitième merveille du monde que l’on appelle la muraille du Caucase ?

» Trois fois ; et encore je n’aurais pas dû dire depuis Pierre le Grand, mais Pierre le Grand compris.

» La première fois, c’était Pierre le Grand, 1722.

» La seconde fois, c’était le colonel Werkowsky, qui finit si tragiquement de la main d’Ammulat-Bey, 1819.

» Et la troisième fois, nous, 1832.

» Peut-être penserez-vous que le voyage est difficile, lointain, dangereux. Rien de tout cela, mon cher colonel : ayez donc l’esprit en repos sur nous ; il s’agit seulement de prendre une dizaine de Tatars armés, de monter sur son cheval de gauche à droite, ou même de droite à gauche comme font les Kalmouks, et de partir comme nous l’avons fait.

» Le matin était très-beau, quoiqu’il étendît sur nous ses brouillards comme un voile. Mais on sentait que ce voile allait se lever et nous montrer le visage resplendissant du soleil. Le chemin capricieux grimpait tantôt sur la montagne, et tantôt s’enfonçait dans les vides du terrain, rides profondes qui sillonnent le front soucieux du Caucase. Les physionomies sombres des Tatars, avec leurs énormes papacks, leurs armes brillantes d’or et d’argent, leurs beaux chevaux de montagne, les rochers au-dessus de notre tête, la mer sous nos pieds, tout cela était si nouveau, si sauvage, si pittoresque, qu’il fallait arrêter à chaque pas, admirer ou s’étonner.

» Le commandant voulait, avec assez de raison et avant tout, visiter les curiosités des environs. Nous commençâmes donc notre investigation par la caverne des Dives ou des Géants, située à cinq verstes de Derbent, au fond d’un précipice appelé Kogne-Kafe, c’est-à-dire le précipice des Esprits.

» Non loin du village Dach-Kessène les eaux des montagnes se sont réunies et creusé un chemin à leur guise. Au fond de ce chemin coule un charmant petit ruisseau qui conduit à la caverne, où l’imagination des montagnards a placé les Dives, c’est-à dire les géants de la Bible, fils des hommes et des anges. Remarquez que je dis des anges et non des femmes, la théogonie de l’Orient ayant décidé qu’à cette époque les anges étaient des femmes, souvenir en vertu duquel les poëtes, les inventeurs de l’inversion, ont dit depuis que les femmes étaient des anges.

» Mahomet fut contre cette croyance : et cependant il inventa quelque chose de pareil : il plaça dans son paradis les houris toujours vierges, les houris vertes, bleues et roses, en vertu de ce proverbe que « des goûts et des couleurs il ne faut pas disputer. »

» Combien de palais de fées n’a point bâtis la poésie indienne avec les brouillards de la fable !

» La poésie orientale, pauvre de légendes, écrasée par la réalité, sans espoir du lendemain, se jeta dans l’abîme de l’incroyable et créa d’imagination un univers impossible mais magnifique et resplendissant : comme le Satan de Milton, qui du bout d’une de ses deux ailes touchait à l’enfer et du bout de l’autre touchait au ciel, Ali a réuni sur la terre l’enfer et le paradis, en y plaçant ces belles et étonnantes créatures qui, malgré leur céleste origine, se livrent à une occupation toute terrestre. Nous ne saurions, nous autres hommes du Nord ou de l’Occident, apprécier la beauté des poëmes arabes : la simplicité y descend jusqu’à l’enfantillage, l’amour y monte jusqu’à la fureur, la haine jusqu’à la férocité. Et tout cela, expliquez la chose, respire cependant une nature puissante, primitive, virginale. D’où vient cela ? Ah ! c’est que nous autres nous sommes frottés et arrondis par le courant des siècles, comme les cailloux du Téreck ; plus d’aspérités ni dans la forme, ni dans l’esprit ; adorateurs de la logique, sectateurs de l’arithmétique, nous ne pouvons, au point de vue de nos idées civilisées, plus rien trouver de beau dans l’univers de l’Hindoustan et du Farsistan. Nos sagas du Nord elles-mêmes, nos fées et nos géants sont devenus, aux mains des conteurs modernes, de curieuses caricatures de l’espèce humaine. Nous n’avons plus de croyance au beau ; dans un conte de fée, nous ne voyons que le cadavre de l’esprit d’une autre époque. L’analyse de ses beautés n’est pour nous qu’une leçon d’anatomie. Avec tout cela, les imaginations qui ne sont pas tout à fait mortes tentent de se tromper elles-mêmes, et à défaut de palais entiers créent des ruines.

» C’est l’histoire de ce qui m’arriva que je vous raconte. Lorsque, resté en arrière de mes compagnons, je descendais ou plutôt je laissais mon cheval descendre un précipice escarpé, je n’avais pas assez d’imagination pour voir autour de moi les créations des poëtes orientaux ; mais je me les rappelais comme ces danseurs habillés de soie, de gaze et de paillettes que j’avais vus dans les ballets de Pétersbourg.

» Et cependant l’aigle traçait de grands cercles au-dessus de ma tête, le torrent de la montagne hurlait sous mes pieds, et par une grande crevasse à l’Orient, je distinguais la Caspienne couverte de vapeurs ; enfin, autour de moi, les flancs du Caucase couverts de verdure, couronnés de neige, émaillés de fleurs couleur de feu.

» Quel plus magnifique cadre pour la fantaisie !

» Notre conducteur s’égara. Que les Tatars sont négligents à l’endroit des respectables vestiges du passé !

» Enfin, lassés d’aller à cheval à travers les buissons, en laissant aux épines des lambeaux de nos habits, — le drap lesguien seul résiste aux ronces lesguiennes, — nous abandonnâmes nos chevaux et descendîmes à pied.

» Bientôt, grâce à cette résolution, nous nous trouvâmes au fond du précipice, dans le lit même du ruisseau.

» C’est le seul chemin qui conduise à la grotte des Dives, ou autrement dit à la tombe du vizir, — un vizir ayant, à ce qu’il paraît, été tué ici dans une des invasions persanes.

» Nous marchions sur des pierres moussues sous un berceau de branches.

» Tout à coup nous nous trouvâmes en face de la caverne.

» Devant la caverne, le ruisseau s’élargit, et un énorme