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Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/86

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le caucase

Quand nous reverrons-nous ? Nous reverrons-nous jamais ?

Dieu seul le sait !

Enfin nous tournâmes l’angle d’une maison et je ramenai les yeux sur nous, sur les rues, sur la magnifique porte de Derbent, bâtie, selon toute probabilité, par Chosroès le Grand.

Porte de l’Asie.

Nous passions dans la seconde partie du monde.

Kalino, qui ne se doutait pas de la poétique transition que nous étions en train de faire, lisait avec la plus grande attention et autant que le lui permettaient les cahots de la voiture, un petit ouvrage qui paraissait absorber toute son attention.

À la recherche de tout ce qui pouvait compléter le voyage et me donner sur la route des notions historiques, scientifiques ou pittoresques, je me permis de lui demander ce qu’il lisait.

— Rien, me répondit-il.

— Comment, rien !

— Une légende.

— Une légende ! sur quoi ?

— Sur un fameux brigand.

— Comment ! une légende sur un fameux brigand, et vous appelez ça rien, vous ?

— Il y en a tant dans ce pays-ci.

— De légendes ?

— Non ; mais de brigands.

— Voilà justement, cher ami ; c’est parce qu’il y a beaucoup de brigands et peu de légendes que je suis à la recherche des légendes. Quant aux brigands, j’y tiens moins ; d’ailleurs, je suis toujours sûr d’en rencontrer. Et vous nommez cette légende ?

La neige du mont Schakh-Dague.

— Qu’est-ce que c’est que la neige du mont Schakh-Dague ?

— Vous devriez me demander d’abord ce que c’est que le mont Schakh-Dague.

— Vous avez raison. Qu’est-ce que c’est que le mont Schakh-Dague ?

— C’est une petite montagne un peu plus haute que le mont Blanc, à laquelle on ne fait pas attention, parce qu’elle fait partie du Caucase. Nous la verrons en allant à Kouba. Elle a poussé comme cela un matin, entre les sources du Koussaer et du Koudioul-Tchay ; hauteur, 4 300 mètres.

— Et quant à la neige dont elle est couverte ?

— C’est autre chose : les Tatars lui attribuent un grand privilége. Quand l’été est trop aride, quand un trop long temps se passe sans pluie, on choisit le Tatar qui passe pour le plus brave dans tout le district, et on l’envoie, au milieu des précipices et des brigands, chercher une livre ou deux de cette neige dans une aiguière de cuivre. Il rapporte cette neige à Derbent ; il trouve les mollahs rassemblés dans la mosquée où l’on vous a fait un discours ; et, de là, en grande cérémonie, avec force prières, on va jeter la neige dans la mer Caspienne.

— Après quoi ?

— Il tombe de l’eau.

— Les idiots, dit Moynet.

— Ce n’est pas beaucoup plus incroyable, cher ami, que la châsse de sainte Geneviève.

— Tiens, c’est vrai. Et c’est l’histoire de la montagne, ou l’histoire de la neige que vous lisez ?

— Non, c’est l’histoire du jeune homme qui va la chercher, l’histoire des dangers qu’il court.

— Et qui vous a donné cela ?

— C’est le prince, donc. Il a dit : « Tenez, vous traduirez cela pour Dumas : je suis sûr qu’il y trouvera quelque chose. »

— Cher prince ! ce n’est point assez qu’il s’occupe de la nourriture du corps, il se met en quête de la nourriture de l’esprit. Kalino, lisez. Je vous raconterai ce que nous avons vu, et traduisez bien vite, mon enfant. Si Bagration a dit que c’était bien, c’est que c’est bien.

— Oui, ce n’est pas mal.

— Vous êtes content ?

— Je suis content.

— C’est tout ce qu’il faut. Et bien, hiemchick, aïda, aïda !

Aïda, aïda ! en tatar, répond au scarre, scarre russe, lequel répond au vite, vite français.

Notre hiemchick était d’autant plus impardonnable de s’endormir, que le chemin longeant à gauche les steppes, à droite la base des montagnes, était magnifique. Une bande énorme de pélicans se jouait dans la mer Caspienne avec la grâce, bien entendu, d’une bande de pélicans. Tout à coup un grand trouble se manifesta parmi les estimables volatiles qui la composaient ; leur vol, d’habitude si grave, devint désordonné ; au lieu de raser l’eau, comme c’est leur coutume, ils montèrent dans le ciel en poussant de grands cris. Cette manœuvre méritait attention. Je m’acharnai à regarder de leur côté, et avec l’œil d’un chasseur, je découvris deux ou trois points noirs presque imperceptibles : ces deux ou trois points noirs étaient cause de toute la révolution.

Les points noirs étaient des faucons qui, à deux ou trois, donnaient la chasse à une centaine de pélicans, lesquels avaient eu la mauvaise idée de prendre le large et de se lancer vers l’orient.

Bientôt les points noirs disparurent tout à fait, et les taches blanches furent seules visibles entre le double azur du ciel et de la mer. Pendant quelque temps encore, elles allèrent s’amoindrissant comme des flocons de neige qui fondent, et enfin elles s’évanouirent dans l’air.

Notre escorte fit à peu près comme les pélicans.

En sortant de Derbent, nous avions cinquante miliciens et six Cosaques de la ligne. Quelques-uns de ces miliciens, qui portent, non pas un uniforme, mais des costumes de fantaisie, étaient d’un pittoresque achevé. Chez les Tatars, tout est pour les armes : tel des hommes de notre escorte, dont les habits étaient en haillons, avait une ceinture de cinquante roubles, un kangiar et une schaska de cent, et une cartouchière de vingt-cinq.

À la seconde station, c’est-à-dire à Koulazé, notre escorte n’était plus que de quinze miliciens et de trois Cosaques.

Au reste, la première escorte était purement et simplement une escorte d’honneur ; de Derbent à Bakou, quoiqu’on longe toute la ligne lesguienne, dans laquelle on est entré un peu au-dessus du village d’Andrew, on ne court aucun risque, ce qui n’empêche pas les voyageurs indigènes de voyager armés jusqu’aux dents, et les voyageurs étrangers, quand on ne les décore pas d’une escorte, d’attendre, comme on dit, l’occasion.