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Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/91

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le caucase

mère pouvait avoir quarante ans, la fille vingt. Toutes deux portaient le costume national.

La fille était charmante sous ce costume, cependant plus riche que gracieux.

Une petite fille de trois ou quatre ans, vêtue du même costume que sa mère, nous regardait avec ses grands yeux noirs étonnés, tandis qu’entre les genoux de la grand’mère s’était réfugié un petit garçon de cinq ou six ans, qui, à tout hasard et par instinct, avait la main sur le manche de son kangiar.

Un vrai kangiar, ma foi, pointu comme une aiguille, et coupant des deux côtés comme un rasoir, qu’une mère française ne laisserait jamais entre les mains de son enfant, et qui est le premier joujou qu’une mère tatare met entre les mains du sien.

Le père, prince Khaçard-Outznieff, né à ce village d’Andrew où nous avions fait une visite en si bonne et si belle compagnie, était un homme de trente-cinq ans, beau, grave, parlant français comme un Parisien, vêtu d’un beau costume noir et or, portant sur la tête le bonnet pointu des Géorgiens, et à son côté le kangiar à manche d’ivoire et à fourreau doré.

J’avoue que je tressaillis en entendant cette accentuation si pure et si intelligente de la langue française.

Il avait connu à Pétersbourg, je crois, mon bien bon ami Marmier, et tout de suite il se mit à me dire de lui le bien que j’en pense, en me priant, aussitôt mon retour à Paris, de le rappeler au souvenir du savant voyageur.

Comme je ne sais pas si Marmier est à Tanger ou à Tombucktu, à Mexico ou à Damas, comme naturellement il n’est pas à la bibliothèque du ministère de l’instruction publique, je commence par m’acquitter ici de ma commission, non que je sois pressé de m’en débarrasser, mais parce que j’ai hâte de me rappeler au souvenir d’un ami.

Les dames, qui avaient fait leur dîner, assistaient au nôtre. La fille de M. Pigoulewsky, une belle houri bleue, comme l’aurait appelée Mahomet, un bel ange d’azur, comme l’appellera un jour le bon Dieu, fut notre interprète pendant tout le repas.

Le repas fini, nous retrouvâmes les voitures tout attelées.

Il s’agissait d’aller voir les fameux feux de Bakou.

Les feux de Bakou sont connus du monde entier ; mais un peu moins, naturellement, des Français, le peuple le moins voyageur qu’il y ait au monde, que des autres peuples.

C’est à vingt-six verstes de Bakou que se trouve le fameux sanctuaire du feu Artech-Gah, où brûle le feu éternel.

Ce feu éternel est alimenté par le naphte.

Le naphte est de l’huile de pierre, du pétrole, inflammable toujours, léger et transparent quand on l’épure, mais qui, même épuré, répand une fumée épaisse, d’un goût désagréable, ce qui n’empêche pas qu’on ne s’en serve de l’Inkhoran à Derbent. On en enduit les outres qui servent à transporter le vin, ce qui donne au vin un goût tout particulier, très-apprécié des amateurs, mais auquel je n’ai jamais pu m’habituer. On en graisse les roues des chariots, ce qui dispense les charretiers de toucher à la chair de porc, de laquelle ils ont horreur, étant, pour la plupart, musulmans. Enfin, on en fabrique un ciment qui, aïeul du ciment romain, servit à la construction, à ce que l’on assure du moins, de Babylone et de Ninive.

Le naphte est la décomposition du bitume solide, opérée par les feux souterrains. Plusieurs points du globe produisent le naphte ; mais le point où il se produit avec le plus d’abondance est Bakou et ses environs. Tout autour de la ville, sur bout le rivage de la mer Caspienne, on a creusé des puits dont la profondeur varie depuis trois mètres jusqu’à vingt ; à travers une marne argileuse imbibée de naphte, cent secrètent du naphte noir, quinze du naphte blanc.

On en extrait à peu près cent mille quintaux de naphte par an. Ce naphte est expédié en Perse, à Tiflis et à Astrakan.

En jetant un coup d’œil sur la carte de la mer Caspienne, et si l’on tire une ligne droite le long de la parallèle de Bakou à la rive opposée, on trouvera, tout près de la côte habitée par les peuplades turcomanes nomades, une île du nom de Tchéléken, ou île de naphte.

Du côté opposé, la presqu’île de l’Apcheron s’avance dans la mer, produisant sur la même ligne une grande quantité de sources de naphte et de kir. À l’extrémité de l’Apcheron, formant détroit, se trouve l’île Suatoï, île sainte, appelée ainsi par les Guèbres et les Perses, parce qu’elle-même a des puits de gaz et de naphte.

Il y a donc tout lieu de croire qu’un banc immense de naphte passe sous la mer Caspienne, et s’étend jusque dans le pays des Turcomans.

Une grande société s’établit en ce moment pour faire des bougies avec du naphte. Les bougies les plus pures, comparables à notre bougie de l’Étoile, reviendraient à soixante-quinze centimes la livre, au lieu de deux francs qu’on la vend à Tiflis, et de un franc soixante centimes qu’on la vend à Moscou.

Il n’y a donc rien d’étonnant que les Parsis des Madjous et les Guèbres aient choisi Bakou pour leur lieu sacré.

Voulez-vous que nous disions un mot de ces braves gens, les plus inoffensifs et les plus persécutés de tous les sectateurs d’une religion quelconque ?

Guèbres vient de giaour, qui, en turc, veut dire infidèle.

Madjou vient de mage, nom des ministres de la religion de Zoroastre.

Parsis vient de fars ou farsistan, l’ancienne Perside.

Vous voyez que nous avons sur beaucoup d’étymologistes l’avantage d’être court et clair.

Zoroastre, en pehlvi Zaradoh, en zend Zeretochtro, en persan Zerdust, est le fondateur ou plutôt le réformateur de leur religion.

Il naquit en Médie, ou dans l’Adirbaidjan, ou dans l’Atropatène, selon toute probabilité, sous le règne d’Hystaspe, père de Darius Ier.

Voyant la religion des Mèdes chargée de superstitions, il résolu de la réformer : voyagea vingt ans pour conférer avec les plus illustres savants de son époque. De retour de ses voyages et après ses conférences, il s’enferma dans une grotte, fut enlevé au ciel comme Moïse, vit Dieu face à face et reçut de lui l’ordre d’aller prêcher à l’Iran, c’est-à-dire à la Perse, une religion naturelle.

Son premier miracle fut de convertir à sa foi le roi Gouchtasp et son fils Isfendiar, et avec eux tout l’Iran occidental.

Cette conversion émut fort l’Iran oriental, qui envoya contre