Aller au contenu

Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/96

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
92
le caucase

par des escaliers délabrés, et que le vent de la rue attise leurs fourneaux à travers leurs vitres brisées.

Madame Freygang me rejoignit : elle me croyait mordu par quelque phalange.

— Au bazar, au bazar, lui dis-je : nous ne serons jamais assez loin de votre émailleur.

En effet, il nous avait montré des coupes comme on n’en voit que dans les Mille et une Nuits, des coiffures de sultanes, des ceintures de péris.

Tout cela fait avec une simplicité d’instruments merveilleuse, au marteau, au poinçon, au ciseau.

Certes, ce n’est pas fini comme ce qui sort des magasins de Janisset ou de Lemonnier ; mais quel caractère !

Et puis, au milieu de cette saleté, de ces taracanes qui courent, de ces souris qui grignotent, de ces enfants qui grouillent, une fumée s’élève d’un brûle-parfums en cuivre, et vous vous croyez transporté chez Chardin.

Or, parfums, pierreries, armes, boue et poussière, voilà l’Orient.

Nous nous dirigeâmes vers le bazar.

Là, c’est une tentation d’un autre genre. Les soieries de Perse, les velours de Turquie, les tapis du Karaback, les coussins de l’Inkhoran, les broderies de Géorgie, les manteaux arméniens, les galons de Tiflis, que sais-je, moi, tout vous attire, tout vous sollicite, tout vous arrête.

Ah ! mes pauvres amis de Paris, vous à qui le bon Dieu a mis tant de lumière dans les yeux que la vue d’une étoffe d’Orient suffit à vous consoler d’avoir vendu un tableau à moitié prix, si j’avais été riche, que de trésors j’eusse suspendus aux murs de vos ateliers, que de merveilles j’eusse déroulées sous vos pieds !

Je ne rentrai chez madame Pigoulewsky qu’à l’heure juste du dîner.

Il avait fait grand vent et la mer avait été fort agitée pendant toute la matinée ; mais le vent était tombé, mais la mer était calme, de sorte que M. Freygang avait l’espoir de nous faire voir un spectacle unique et merveilleux qu’on ne voit qu’à Bakou.

Celui des feux de mer.

Nous devions aller en même temps à la mosquée de Fathma.

À cinq heures, on vint nous dire que la barque nous attendait.

Nous nous hâtâmes, car nous avions à la fois des choses qu’il fallait voir au jour et à la nuit.

Il fallait voir au jour les débris du caravansérail, recouvert aujourd’hui par la mer, et dont les tours dépassent d’un pied, dans les temps calmes, la surface de l’eau.

Ces tours sont reliées par un mur resté debout comme elles.

Ces ruines qui plongent à douze, à quinze pieds dans la mer, présentent un étrange problème à résoudre.

Les savants prétendent que la mer Caspienne se retire chaque année, que donnant un tirage de dix-huit à vingt pieds en 1824, elle n’en donne plus, aujourd’hui, un que de douze à quinze.

Que donnait-elle quand ce caravansérail, dont les tours viennent à fleur d’eau, était à sec ?

Certes, il n’a pas été construit au fond de la mer ; s’étendant à plus d’une verste, il atteste clairement que la mer qui baigne aujourd’hui les murailles de Bakou en était à une verste autrefois.

Ne serait-ce pas plutôt que les sables apportés par le vent, que les rochers que roulent le Téreck, l’Oural et la Koura font peu à peu hausser le niveau de la mer ?

Mais alors elle n’a donc plus cette soupape souterraine qui la met en communication avec la mer Noire et le golfe Persique ?

Cela m’est fort indifférent, à moi ; mais les pauvres savants ! ils doivent en donner leur langue aux chiens.

Nous allumâmes une espèce de fusée à la congrève, préparée avec du naphte et des étoupes, et alourdie par une balle de plomb.

Nous la jetâmes dans une de ces tours dont elle alla illuminer le fond, à la grande terreur d’une douzaine de poissons qui y avaient établi leur domicile, et qu’on voyait se cogner désespérément le nez contre la muraille, ne retrouvant pas la porte par laquelle ils étaient entrés.

Ce feu grégeois est préparé par les Tatars. Et me rappela ce que Joinville rapporte de celui que leur jetaient les Turcs, et qui effraya si fort les croisés en brûlant au milieu des eaux du Nil.

Cette expérience faite, nous continuâmes notre chemin.

Constatons, en passant, chose que nous avions oublié de faire, que nos matelots, avec leurs gaffes et leurs crocs de fer, essayèrent vainement d’arracher une parcelle des tours ou de la muraille.

En nous avançant vers la pleine mer, nous laissâmes à tribord la goëlette du capitaine Freygang. Elle avait été construite à Abo, et si l’on veut avoir une idée de la différence de prix qui existe entre les constructions finlandaises et nos constructions à nous, nous dirons que, doublée et chevillée en cuivre, avec un double jeu de voiles, elle coûtait, lancée à la mer, trois mille roubles, — douze mille francs.

Dix minutes après, nous doublions le cap Baïkof, et nous abordions près du cap Chikoff.

En passant, le capitaine nous avait fait remarquer l’ébullition de l’eau. C’était un frémissement sur cette mer calme comme un miroir, pareil à celui que lui eût communiqué une fournaise souterraine.

Au moment où nous mîmes pied à terre, nous étions à cent pas de la mosquée. Nous la reconnaissions dans la nuit à son minaret plein d’élégance, et du haut duquel le muezzin appelle les fidèles à la prière.

Quoiqu’il fût six heures du soir et nuit fermée, on nous ouvrit. Quelques abbases nous firent allumer des lampes de naphte qui ont conservé la forme antique : deux derviches nous précédèrent. À la porte, nous voulûmes ôter nos bottes, mais, comme à Derbent, on ne le permit pas, et nos ciceroni se contentèrent de relever les tapis sacrés, afin qu’ils ne fussent pas souillés du contact des pieds infidèles.

On nous conduisit au tombeau de Fathma, qui a donné son nom aux Fathmites ou Fathimites, et qui, lors des persécutions de Yésid, s’est exilée et est venue mourir près de Bakou.

Cet événement donne lieu tous les ans à une fête des plus curieuses, qui va trouver incessamment sa place dans notre récit.

Cette mosquée est un lieu de pèlerinage pour les femmes stériles. Elles y viennent à pied, y font ce que nous appelons