Page:Dumas - Le Chevalier de Maison-Rouge, 1853.djvu/122

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
102
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE.

— Fais ce que tu pourras pour la reine, je ferai ce que je pourrai pour ta fille.

— Que m’importe la reine, à moi ? C’est une mère qui a une fille, voilà tout. Mais, si l’on coupe le cou à quelqu’un, ce ne sera pas à sa fille, ce sera à elle. Qu’on me coupe le cou, et qu’on sauve ma fille. Qu’on me mène à la guillotine, à la condition qu’il ne tombera pas un seul cheveu de sa tête, et j’irai à la guillotine en chantant :


Ah ! ça ira, ça ira, ça ira,
Les aristocrates à la lanterne…

Et la femme Tison se mit à chanter avec une voix effrayante ; puis, tout à coup, elle interrompit son chant par un grand éclat de rire.

L’homme au manteau parut lui-même effrayé de ce commencement de folie et fit un pas en arrière.

— Oh ! tu ne t’éloigneras pas comme cela, dit la femme Tison au désespoir, et en le retenant par son manteau ; on ne vient pas dire à une mère : « Fais cela et je sauverai ton enfant », pour lui dire après cela : « Peut-être. » La sauveras-tu ?

— Oui.

— Quand cela ?

— Le jour où on la conduira de la Conciergerie à l’échafaud.

— Pourquoi attendre ? pourquoi pas cette nuit, ce soir, à l’instant même ?

— Parce que je ne puis pas.

— Ah ! tu vois bien, tu vois bien, s’écria la femme Tison, tu vois bien que tu ne peux pas ; mais, moi, je peux.

— Que peux-tu ?

— Je peux persécuter la prisonnière, comme tu l’appelles ; je peux surveiller la reine, comme tu dis, aristocrate que tu es ! je puis entrer à toute heure, jour et nuit, dans la prison, et je ferai tout cela. Quant à ce qu’elle se sauve, nous verrons. Ah ! nous verrons bien, puisqu’on ne veut pas sauver ma fille, si elle doit se sauver, elle. Tête pour tête, veux-tu ? Madame Veto a été reine, je le sais bien ; Héloïse Tison n’est qu’une pauvre fille, je le sais bien ; mais sur la guillotine nous sommes tous égaux.

— Eh bien, soit ! dit l’homme au manteau ; sauve-la, je la sauverai.

— Jure.

— Je le jure.

— Sur quoi ?

— Sur ce que tu voudras.

— As-tu une fille ?

— Non.

— Eh bien, dit la femme Tison en laissant tomber ses deux bras avec découragement, sur quoi veux-tu jurer alors ?

— Écoute, je te jure sur Dieu.

— Bah ! répondit la femme Tison ; tu sais bien qu’ils ont défait l’ancien, et qu’ils n’ont pas encore fait le nouveau.

— Je te jure sur la tombe de mon père.

— Ne jure pas par une tombe, cela lui porterait malheur… Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! quand je pense que, dans trois jours peut-être, moi aussi, je jurerai par la tombe de ma fille ! Ma fille ! ma pauvre Héloïse ! s’écria la femme Tison avec un tel éclat, qu’à sa voix, déjà retentissante, plusieurs fenêtres s’ouvrirent.

À la vue de ces fenêtres qui s’ouvraient, un autre homme sembla se détacher de la muraille et s’avança vers le premier.

— Il n’y a rien à faire avec cette femme, dit le premier au second, elle est folle.

— Non, elle est mère, dit celui-ci. Et il entraîna son compagnon.

En les voyant s’éloigner, la femme Tison sembla revenir à elle.

— Où allez-vous ? s’écria-t-elle ; allez-vous sauver Héloïse ? Attendez-moi, alors, je vais avec vous. Attendez-moi, mais attendez-moi donc !

Et la pauvre mère les poursuivit en hurlant ; mais, au coin de la rue la plus proche, elle les perdit de vue. Et ne sachant plus de quel côté tourner, elle demeura un instant indécise, regardant de tous côtés ; et se voyant seule dans la nuit et dans le silence, ce double symbole de la mort, elle poussa un cri déchirant et tomba sans connaissance sur le pavé.

Dix heures sonnèrent. Pendant ce temps, et comme cette même heure retentissait à l’horloge du Temple, la reine, assise dans cette chambre que nous connaissons, près d’une lampe fumeuse, entre sa sœur et sa fille, et cachée aux regards des municipaux par madame Royale, qui, faisant semblant de l’embrasser, relisait un petit billet écrit sur le papier le plus mince qu’on avait pu trouver, avec une écriture si fine qu’à peine si ses yeux, brûlés par les larmes, avaient conservé la force de la déchiffrer. Le billet contenait ce qui suit :


« Demain, mardi, demandez à descendre au jardin, ce que l’on vous accordera sans difficulté aucune, attendu que l’ordre est donné de vous accorder cette faveur aussitôt que vous la demanderez. Après avoir fait trois ou quatre tours, feignez d’être fatiguée, approchez-vous de la cantine, et demandez à la femme Plumeau la permission de vous asseoir chez elle. Là, au bout d’un instant, feignez de vous trouver plus mal et de vous évanouir. Alors on fermera les portes pour qu’on puisse vous porter du secours, et vous resterez avec madame Élisabeth et madame Royale. Aussitôt la trappe de la cave s’ouvrira ; précipitez-vous, avec votre sœur et votre fille, par cette ouverture, et vous êtes sauvées toutes trois. »


— Mon Dieu ! dit madame Royale, notre malheureuse destinée se lasserait-elle ?