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LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE.

tré, martyrisé, affamé ; de sorte que, comme le prévôt Élie de Beaumont, M. Latude et autres, lorsqu’on te retrouvera tu seras couronné publiquement de fleurs par les dames de la Halle et les chiffonniers de la section Victor. Dépêche-toi donc de redevenir un Aristide, ou ton affaire est claire.

— Lorin, Lorin, je sens que tu as raison, mais je suis entraîné, je glisse sur la pente. M’en veux-tu donc parce que la fatalité m’entraîne ?

— Je ne t’en veux pas, mais je te querelle. Rappelle-toi un peu les scènes que Pylade faisait journellement à Oreste, scènes qui prouvent victorieusement que l’amitié n’est qu’un paradoxe, puisque ces modèles des amis se disputaient du matin au soir.

— Abandonne-moi, Lorin, tu feras mieux.

— Jamais !

— Alors, laisse-moi aimer, être fou à mon aise, être criminel peut-être, car, si je la revois, je sens que je la tuerai.

— Ou que tu tomberas à ses genoux. Ah ! Maurice ! Maurice amoureux d’une aristocrate, jamais je n’eusse cru cela. Te voilà comme ce pauvre Osselin avec la marquise de Charny.

— Assez, Lorin, je t’en supplie !

— Maurice, je te guérirai, ou le diable m’emporte. Je ne veux pas que tu gagnes à la loterie de sainte guillotine, moi, comme dit l’épicier de la rue des Lombards. Prends garde, Maurice, tu vas m’exaspérer. Maurice, tu vas faire de moi un buveur de sang. Maurice, j’éprouve le besoin de mettre le feu à l’île Saint-Louis ; une torche, un brandon !


        Mais non, ma peine est inutile.
À quoi bon demander une torche, un flambeau ?
        Ton feu, Maurice, est assez beau
Pour embraser ton âme, et ces lieux, et la ville.

Maurice sourit malgré lui.

— Tu sais qu’il était convenu que nous ne parlerions qu’en prose ? dit-il.

— Mais c’est qu’aussi tu m’exaspères avec ta folie, dit Lorin ; c’est qu’aussi… Tiens, viens boire, Maurice ; devenons ivrognes, faisons des motions, étudions l’économie politique ; mais, pour l’amour de Jupiter, ne soyons pas amoureux, n’aimons que la liberté.

— Ou la Raison.

— Ah ! c’est vrai, la déesse te dit bien des choses, et te trouve un charmant mortel.

— Et tu n’es pas jaloux ?

— Maurice, pour sauver un ami, je me sens capable de tous les sacrifices.

— Merci, mon pauvre Lorin, et j’apprécie ton dévouement ; mais le meilleur moyen de me consoler, vois-tu, c’est de me saturer de ma douleur. Adieu, Lorin ; va voir Arthémise.

— Et toi, où vas-tu ?

— Je rentre chez moi.

Et Maurice fit quelques pas vers le pont.

— Tu demeures donc du côté de la rue vieille Saint-Jacques, maintenant ?

— Non, mais il me plaît de prendre par là.

— Pour revoir encore une fois le lieu qu’habitait ton inhumaine ?

— Pour voir si elle n’est pas revenue où elle sait que je l’attends. Ô Geneviève ! Geneviève ! je ne t’aurais pas crue capable d’une pareille trahison !

— Maurice, un tyran qui connaissait bien le beau sexe, puisqu’il est mort pour l’avoir trop aimé, disait :


Souvent femme varie,
Bien fol est qui s’y fie.

Maurice poussa un soupir, et les deux amis reprirent le chemin de la vieille rue Saint-Jacques.

À mesure que les deux amis approchaient, ils distinguaient un grand bruit, ils voyaient s’augmenter la lumière, ils entendaient ces chants patriotiques, qui, au grand jour, en plein soleil, dans l’atmosphère du combat, semblaient des hymnes héroïques, mais qui, la nuit, à la lueur de l’incendie, prenaient l’accent lugubre d’une ivresse de cannibale.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! disait Maurice oubliant que Dieu était aboli.

Et il allait toujours, la sueur au front. Lorin le regardait aller, et murmurait entre ses dents :


Amour, amour, quand tu nous tiens :
On peut bien dire adieu prudence.

Tout Paris semblait se porter vers le théâtre des événements que nous venons de raconter. Maurice fut obligé de traverser une haie de grenadiers, les rangs des sectionnaires, puis les bandes pressées de cette populace toujours furieuse, toujours éveillée, qui, à cette époque, courait en hurlant de spectacle en spectacle.

À mesure qu’il approchait, Maurice, dans son impatience furieuse, hâtait le pas. Lorin le suivait avec peine, mais il l’aimait trop pour le laisser seul en pareil moment.

Tout était presque fini : le feu s’était communiqué du hangar, où le soldat avait jeté sa torche enflammée, aux ateliers construits en planches assemblées de façon à laisser de grands jours pour la circulation de l’air ; les marchandises avaient brûlé ; la maison commençait à brûler elle-même.

— Oh ! mon Dieu ! se dit Maurice, si elle était revenue, si elle se trouvait dans quelque chambre enveloppée par le cercle de flammes, m’attendant, m’appelant…

Et Maurice, à demi insensé de douleur, aimant mieux croire à la folie de celle qu’il aimait qu’à sa trahison, Maurice donna tête baissée au milieu de la porte qu’il entrevoyait dans la fumée.

Lorin le suivait toujours : il l’eût suivi en enfer.