Page:Dumas - Le Chevalier de Maison-Rouge, 1853.djvu/248

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
218
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE.

égoïste et si tendre qui venait de lui échapper, se tourna vers Lorin :

— Maintenant, dit-il tout en enfermant dans sa main les deux mains de Geneviève, causons.

— Ah ! oui, causons, répondit Lorin ; mais s’il nous en reste le temps, c’est bien juste. Que veux-tu me dire ? Voyons.

— Tu as été arrêté à cause de moi, condamné à cause d’elle, n’ayant rien commis contre les lois ; comme Geneviève et moi nous payons notre dette, il ne convient pas qu’on te fasse payer en même temps que nous.

— Je ne comprends pas.

— Lorin, tu es libre.

— Libre, moi ? Tu es fou ! dit Lorin.

— Non, je ne suis pas fou ; je te répète que tu es libre, tiens, voici un laissez-passer. On te demandera qui tu es ; tu es employé au greffe des Carmes ; tu es venu parler au citoyen greffier du Palais ; tu lui as, par curiosité, demandé un laissez-passer pour voir les condamnés ; tu les as vus, tu es satisfait et tu t’en vas.

— C’est une plaisanterie, n’est-ce pas ?

— Non pas, mon cher ami, voici la carte, profite de l’avantage. Tu n’es pas amoureux, toi ; tu n’as pas besoin de mourir pour passer quelques minutes de plus avec la bien-aimée de ton cœur, et ne pas perdre une seconde de ton éternité.

— Eh bien ! Maurice, dit Lorin, si l’on peut sortir d’ici, ce que je n’eusse jamais cru, je te jure, pourquoi ne fais-tu pas sauver madame d’abord ? Quant à toi, nous aviserons.

— Impossible, dit Maurice avec un affreux serrement de cœur ; tiens, tu vois, il y a sur la carte un citoyen, et non une citoyenne ; et, d’ailleurs, Geneviève ne voudrait pas sortir en me laissant ici, vivre en sachant que je vais mourir.

— Eh bien, mais si elle ne le veut pas, pourquoi le voudrais-je, moi ? Tu crois donc que j’ai moins de courage qu’une femme ?

— Non, mon ami, je sais, au contraire, que tu es le plus brave des hommes ; mais rien au monde ne saurait excuser ton entêtement en pareil cas. Allons, Lorin, profite du moment et donne-nous cette joie suprême de te savoir libre et heureux !

— Heureux ! s’écria Lorin, est-ce que tu plaisantes ? heureux sans vous ?… Eh ! que diable veux-tu que je fasse en ce monde, sans vous, à Paris, hors de mes habitudes ? Ne plus vous voir, ne plus vous ennuyer de mes bouts-rimés ? Ah ! pardieu, non !

— Lorin, mon ami !…

— Justement, c’est parce que je suis ton ami que j’insiste ; avec la perspective de vous retrouver tous deux, si j’étais prisonnier comme je le suis, je renverserais des murailles ; mais, pour me sauver d’ici tout seul, pour m’en aller dans les rues le front courbé avec quelque chose comme un remords qui criera incessamment à mon oreille : « Maurice ! Geneviève ! » ; pour passer dans certains quartiers et devant certaines maisons où j’ai vu vos personnes et où je ne verrai plus que vos ombres ; pour en arriver enfin à exécrer ce cher Paris que j’aimais tant, ah ! ma foi non, et je trouve qu’on a eu raison de proscrire les rois, ne fût-ce qu’à cause du roi Dagobert.

— Et en quoi le roi Dagobert a-t-il rapport à ce qui se passe entre nous ?

— En quoi ? Cet affreux tyran ne disait-il pas au grand Éloi : « Il n’est si bonne compagnie qu’il ne faille quitter ? » Eh bien, moi je suis un républicain ! et je dis : Rien ne doit nous faire quitter la bonne compagnie, même la guillotine ; je me sens bien ici, et j’y reste.

— Pauvre ami ! pauvre ami ! dit Maurice.

Geneviève ne disait rien, mais elle le regardait avec des yeux baignés de larmes.

— Tu regrettes la vie, toi ! dit Lorin.

— Oui, à cause d’elle !

— Et moi, je ne la regrette à cause de rien ; pas même à cause de la déesse Raison, laquelle — j’ai oublié de te faire part de cette circonstance — a eu dernièrement les torts les plus graves envers moi, ce qui ne lui donnera pas même la peine de se consoler comme l’autre Arthémise, l’ancienne ; je m’en irai donc très calme et très facétieux ; j’amuserai tous ces gredins qui courent après la charrette ; je dirai un joli quatrain à M. Sanson, et bonsoir la compagnie… c’est-à-dire… attends donc.

Lorin s’interrompit.

— Ah ! si fait, si fait, dit-il, si fait, je veux sortir ; je savais bien que je n’aimais personne ; mais j’oubliais que je haïssais quelqu’un ; ta montre, Maurice, ta montre !

— Trois heures et demie.

— J’ai le temps, mordieu ! j’ai le temps.

— Certainement, s’écria Maurice ; il reste neuf accusés aujourd’hui, cela ne finira pas avant cinq heures ; nous avons donc près de deux heures devant nous.

— C’est tout ce qu’il me faut ; donne-moi ta carte et prête-moi vingt sous.

— Oh ! mon Dieu ! qu’allez-vous faire ? murmura Geneviève.

Maurice lui serra la main ; l’important pour lui, c’était que Lorin sortît.

— J’ai mon idée, dit Lorin.

Maurice tira sa bourse de sa poche et la mit dans la main de son ami.

— Maintenant, la carte, pour l’amour de Dieu ! Je veux dire pour l’amour de l’Être éternel.

Maurice lui remit la carte.

Lorin baisa la main de Geneviève, et, profitant du moment où l’on amenait dans le greffe une fournée de condamnés, il enjamba les bancs de bois et se présenta à la grande porte.

— Eh ! dit un gendarme, en voilà un qui se sauve, il me semble.