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LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE.

s’attendre à une pareille agression, écarta les autres, franchit, grâce à ses jarrets d’acier, dix toises en une seconde, vit au bout du corridor une porte donnant sur le jardin toute grande ouverte, s’élança, sauta dix marches, se trouva dans le jardin, et, s’orientant du mieux qu’il lui était possible, courut vers la porte.

La porte était fermée à deux verrous et à la serrure. Maurice tira les deux verrous, voulut ouvrir la serrure ; il n’y avait pas de clef.

Pendant ce temps, ceux qui le poursuivaient étaient arrivés au perron : ils l’aperçurent.

— Le voilà, crièrent-ils, tirez dessus, Dixmer, tirez dessus ; tuez ! tuez !

Maurice poussa un rugissement : il était enfermé dans le jardin ; il mesura de l’œil les murailles ; elles avaient dix pieds de haut.

Tout cela fut rapide comme une seconde.

Les assassins s’élancèrent à sa poursuite.

Maurice avait trente pas d’avance à peu près sur eux ; il regarda tout autour de lui avec ce regard du condamné qui demande l’ombre d’une chance de salut pour en faire une réalité.

Il aperçut le kiosque, la jalousie, derrière la jalousie la lumière. Il ne fit qu’un bond, un bond de dix pieds, saisit la jalousie, l’arracha, passa au travers de la fenêtre en la brisant et tomba dans une chambre éclairée où lisait une femme assise près du feu.

Cette femme se leva épouvantée en criant au secours.

— Range-toi, Geneviève, range-toi, cria la voix de Dixmer ; range-toi, que je le tue ! Et Maurice vit s’abaisser à dix pas de lui le canon de la carabine.

Mais à peine la femme l’eût-elle regardé qu’elle jeta un cri terrible, et qu’au lieu de se ranger comme le lui ordonnait son mari, elle se jeta entre lui et le canon du fusil.

Ce mouvement concentra toute l’attention de Maurice sur la généreuse créature dont le premier mouvement était de le protéger.

À son tour, il jeta un cri. C’était son inconnue tant cherchée.

— Vous !… Vous !… s’écria-t-il.

— Silence ! dit-elle.

Puis, se retournant vers les assassins, qui, différentes armes à la main, s’étaient rapprochés de la fenêtre :

— Oh ! vous ne le tuerez pas ! s’écria-t-elle.

— C’est un espion, s’écria Dixmer, dont la figure douce et placide avait pris une expression de résolution implacable ; c’est un espion, et il doit mourir.

— Un espion ! lui ? dit Geneviève ; lui, un espion ? Venez ici, Dixmer. Je n’ai qu’un mot à vous dire pour vous prouver que vous vous trompez étrangement.

Dixmer s’approcha de la fenêtre : Geneviève s’approcha de lui, et, se penchant à son oreille, elle lui dit quelques mots tout bas.

Le maître tanneur releva la tête.

— Lui ? dit-il.

— Lui-même, répondit Geneviève.

— Vous en êtes sûre ? La jeune femme ne répondit point cette fois : mais elle se retourna vers Maurice et lui tendit la main en souriant. Les traits de Dixmer reprirent alors une expression singulière de mansuétude et de froideur. Il posa la crosse de sa carabine à terre.

— Alors, c’est autre chose, dit-il. Puis, faisant signe à ses compagnons de le suivre, il s’écarta avec eux et leur dit quelques mots, après lesquels ils s’éloignèrent.

— Cachez cette bague, murmura Geneviève pendant ce temps ; tout le monde la connaît ici.

Maurice ôta vivement la bague de son doigt et la glissa dans la poche de son gilet.

Un instant après, la porte du pavillon s’ouvrit, et Dixmer, sans arme, s’avança vers Maurice.

— Pardon, citoyen, lui dit-il ; que n’ai-je su plus tôt les obligations que je vous avais ! Ma femme, tout en se souvenant du service que vous lui aviez rendu dans la soirée du 10 mars, avait oublié votre nom. Nous ignorions donc complètement à qui nous avions à faire ; sans cela, croyez-le bien, nous n’eussions pas un instant suspecté votre honneur ni soupçonné vos intentions. Ainsi donc, pardon, encore une fois !

Maurice était stupéfait ; il se tenait debout par un miracle d’équilibre ; il sentait que la tête lui tournait, il était près de tomber.

Il s’appuya à la cheminée.

— Mais enfin, dit-il, pourquoi vouliez-vous donc me tuer ?

— Voilà le secret, citoyen, dit Dixmer, et je le confie à votre loyauté. Je suis, comme vous le savez déjà, maître tanneur et chef de cette tannerie. La plupart des acides que j’emploie pour la préparation de mes peaux sont des marchandises prohibées. Or, les contrebandiers que j’emploie avaient avis d’une délation faite au conseil général. Vous voyant prendre des informations, j’ai eu peur. Mes contrebandiers ont eu encore plus peur que moi de votre bonnet rouge et de votre air décidé, et je ne vous cache pas que votre mort était résolue.

— Je le sais pardieu bien, s’écria Maurice, et vous ne m’apprenez là rien de nouveau. J’ai entendu votre délibération et j’ai vu votre carabine.

— Je vous ai déjà demandé pardon, reprit Dixmer d’un air de bonhomie attendrissante. Comprenez donc ceci, que, grâce aux désordres du temps, nous sommes, moi et mon associé, M. Morand, en train de faire une immense fortune. Nous avons la fourniture des sacs militaires ; tous les jours nous en faisons confectionner quinze cents, ou deux mille.