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Page:Dumas - Le Chevalier de Maison-Rouge, 1853.djvu/76

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LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE.

un autre amour. Mais, quoique la circonstance fût grave, quoique dans toute autre disposition d’esprit elle eût entraîné Maurice tout entier dans le tourbillon politique, elle n’avait pu rendre au jeune républicain cette activité première qui avait fait de lui un héros du 14 juillet et du 10 août.

En effet, les deux systèmes, depuis près de dix mois en présence l’un de l’autre, qui jusque-là ne s’étaient en quelque sorte porté que de légères attaques, et qui n’avaient préludé encore que par des escarmouches, s’apprêtaient à se prendre corps à corps, et il était évident que la lutte, une fois commencée, serait mortelle pour l’un des deux. Ces deux systèmes, nés du sein de la Révolution elle-même, étaient celui de la modération, représenté par les Girondins, c’est-à-dire par Brissot, Pétion, Vergniaud, Valazé, Lanjuinais, Barbaroux, etc., etc. ; et celui de la Terreur ou de la Montagne, représenté par Danton, Robespierre, Chénier, Fabre, Marat, Collot d’Herbois, Hébert, etc., etc.

Après le 10 août, l’influence, comme après toute action, avait semblé devoir passer au parti modéré. Un ministère avait été reformé des débris de l’ancien ministère et d’une adjonction nouvelle. Roland, Servien et Clavières, anciens ministres, avaient été rappelés ; Danton, Monge et Le Brun avaient été nommés de nouveau. À l’exception d’un seul qui représentait, au milieu de ses collègues, l’élément énergique, tous les autres ministres appartenaient au parti modéré.

Quand nous disons modéré, on comprend bien que nous parlons relativement.

Mais le 10 août avait eu son écho à l’étranger, et la coalition s’était hâtée de marcher, non pas au secours de Louis XVI personnellement, mais du principe royaliste ébranlé dans sa base. Alors avaient retenti les paroles menaçantes de Brunswick, et, comme une terrible réalisation, Longwy et Verdun étaient tombés au pouvoir de l’ennemi. Alors avait eu lieu la réaction terroriste ; alors Danton avait rêvé les journées de septembre, et avait réalisé ce rêve sanglant qui avait montré à l’ennemi la France tout entière complice d’un immense assassinat, prête à lutter, pour son existence compromise, avec toute l’énergie du désespoir. Septembre avait sauvé la France, mais, tout en la sauvant, l’avait mise hors la loi.

La France sauvée, l’énergie devenue inutile, le parti modéré avait repris quelques forces. Alors il avait voulu récriminer sur ces journées terribles. Les mots de meurtrier et d’assassin avaient été prononcés. Un mot nouveau avait même été ajouté au vocabulaire de la nation, c’était celui de septembriseur.

Danton l’avait bravement accepté. Comme Clovis, il avait un instant incliné la tête sous le baptême de sang, mais pour la relever plus haute et plus menaçante. Une autre occasion de reprendre la terreur passée se présentait, c’était le procès du roi. La violence et la modération entrèrent, non pas encore tout à fait en lutte de personnes, mais en lutte de principes.

L’expérience des forces relatives fut faite sur le prisonnier royal. La modération fut vaincue, et la tête de Louis XVI tomba sur l’échafaud.

Comme le 10 août, le 21 janvier avait rendu à la coalition toute son énergie. Ce fut encore le même homme qu’on lui opposa, mais non plus la même fortune. Dumouriez, arrêté dans ses progrès par le désordre de toutes les administrations qui empêchaient les secours d’hommes et d’argent d’arriver jusqu’à lui, se déclare contre les jacobins qu’il accuse de cette désorganisation, adopte le parti des girondins, et les perd en se déclarant leur ami.

Alors la Vendée se lève, les départements menacent ; les revers amènent des trahisons, et les trahisons des revers. Les jacobins accusent les modérés et veulent les frapper au 10 mars, c’est-à-dire pendant la soirée où s’est ouvert notre récit. Mais trop de précipitation de la part de leurs adversaires les sauve, et peut-être aussi cette pluie qui avait fait dire à Péthion, ce profond anatomiste de l’esprit parisien :

« Il pleut, il n’y aura rien cette nuit. »

Mais, depuis ce 10 mars, tout, pour les Girondins, avait été présage de ruine : Marat mis en accusation et acquitté ; Robespierre et Danton réconciliés maintenant, du moins comme se réconcilient un tigre et un lion pour abattre le taureau qu’ils doivent dévorer ; Henriot, le septembriseur, nommé commandant général de la garde nationale : tout présageait cette journée terrible qui devait emporter dans un orage la dernière digue que la Révolution opposait à la Terreur.

Voilà les grands événements auxquels, dans toute autre circonstance, Maurice eût pris une part active que lui faisaient naturellement sa nature puissante et son patriotisme exalté. Mais, heureusement ou malheureusement pour Maurice, ni les exhortations de Lorin, ni les terribles préoccupations de la rue n’avaient pu chasser de son esprit la seule idée qui l’obsédât, et, quand arriva le 31 mai, le terrible assaillant de la Bastille et des Tuileries était couché sur son lit, dévoré par cette fièvre qui tue les plus forts, et qu’il ne faut cependant qu’un regard pour dissiper, qu’un mot pour guérir.