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LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE.

Dixmer coupa court aux examens prolongés et aux récriminations réciproques. Il fit servir le dîner ; car il était près de deux heures.

En passant dans la salle à manger, Maurice s’aperçut que son couvert était mis.

Alors le citoyen Morand arriva, vêtu du même habit marron et de la même veste. Il avait toujours ses lunettes vertes, ses grandes mèches noires et son jabot blanc. Maurice fut aussi affectueux qu’il put pour tout cet ensemble qui, lorsqu’il l’avait sous les yeux, lui inspirait infiniment moins de crainte que lorsqu’il était éloigné.

En effet, quelle probabilité que Geneviève aimât ce petit chimiste ? Il fallait être bien amoureux, et, par conséquent, bien fou pour se mettre de pareilles billevesées en tête.

D’ailleurs, le moment eût été mal choisi pour être jaloux. Maurice avait dans la poche de sa veste la lettre de Geneviève, et son cœur, bondissant de joie, battait dessous.

Geneviève avait repris sa sérénité. Il y a cela de particulier, dans l’organisation des femmes, que le présent peut presque toujours effacer chez elles les traces du passé et les menaces de l’avenir.

Geneviève, se trouvant heureuse, redevint maîtresse d’elle-même, c’est-à-dire calme et froide, quoique affectueuse ; autre nuance que Maurice n’était pas assez fort pour comprendre. Lorin en eût trouvé l’explication dans Parny, dans Bertin ou dans Gentil-Bernard.

La conversation tomba sur la déesse Raison ; la chute des Girondins et le nouveau culte qui faisait tomber l’héritage du ciel en quenouille, étaient les deux événements du jour. Dixmer prétendit qu’il n’eût pas été fâché de voir cet inappréciable honneur offert à Geneviève. Maurice voulut en rire. Mais Geneviève se rangea à l’opinion de son mari, et Maurice les regarda tous deux, étonné que le patriotisme pût, à ce point, égarer un esprit aussi raisonnable que l’était celui de Dixmer, et une nature aussi poétique que l’était celle de Geneviève.

Morand développa une théorie de la femme politique, en montant de Théroigne de Méricourt, l’héroïne du 10 août, à madame Roland, cette âme de la Gironde. Puis, en passant, il lança quelques mots contre les tricoteuses. Ces mots firent sourire Maurice. C’étaient, pourtant, de cruelles railleries contre ces patriotes femelles, que l’on appela, plus tard, du nom hideux de lécheuses de guillotine.

— Ah ! citoyen Morand, dit Dixmer, respectons le patriotisme, même lorsqu’il s’égare.

— Quant à moi, dit Maurice, en fait de patriotisme, je trouve que les femmes sont toujours assez patriotes, quand elles ne sont point trop aristocrates.

— Vous avez bien raison, dit Morand ; moi, j’avoue franchement que je trouve une femme aussi méprisable, quand elle affecte des allures d’homme, qu’un homme est lâche lorsqu’il insulte une femme, cette femme fût-elle sa plus cruelle ennemie.

Morand venait tout naturellement d’attirer Maurice sur un terrain délicat. Maurice avait, à son tour, répondu par un signe affirmatif ; la lice était ouverte. Dixmer alors, comme un héraut qui sonne, ajouta :

— Un moment, un moment, citoyen Morand ; vous en exceptez, j’espère, les femmes ennemies de la nation.

Un silence de quelques secondes suivit cette riposte à la réponse de Morand et au signe de Maurice.

Ce silence, ce fut Maurice qui le rompit.

— N’exceptons personne, dit-il tristement ; hélas ! les femmes qui ont été les ennemies de la nation en sont bien punies aujourd’hui, ce me semble.

— Vous voulez parler des prisonnières du Temple, de l’Autrichienne, de la sœur et de la fille de Capet, s’écria Dixmer avec une volubilité, qui ôtait toute expression à ses paroles.

Morand pâlit en attendant la réponse du jeune municipal, et l’on eût dit, si l’on eût pu les voir, que ses ongles allaient tracer un sillon sur sa poitrine, tant ils s’y appliquaient profondément.

— Justement, dit Maurice, c’est d’elles que je parle.

— Quoi ! dit Morand d’une voix étranglée, ce que l’on dit est-il vrai, citoyen Maurice ?

— Et que dit-on ? demanda le jeune homme.

— Que les prisonnières sont cruellement maltraitées, parfois, par ceux-là mêmes dont le devoir serait de les protéger.

— Il y a des hommes, dit Maurice, qui ne méritent pas le nom d’hommes. Il y a des lâches qui n’ont point combattu, et qui ont besoin de torturer les vaincus pour se persuader à eux-mêmes qu’ils sont vainqueurs.

— Oh ! vous n’êtes point de ces hommes-là, vous, Maurice, et j’en suis bien certaine, s’écria Geneviève.

— Madame, répondit Maurice, moi qui vous parle, j’ai monté la garde auprès de l’échafaud sur lequel a péri le feu roi. J’avais le sabre à la main, et j’étais là pour tuer de ma main quiconque eût voulu le sauver. Cependant, lorsqu’il est arrivé près de moi, j’ai, malgré moi, ôté mon chapeau, et, me retournant vers mes hommes :

— Citoyens, leur ai-je dit, je vous préviens que je passe mon sabre au travers du corps du premier qui insultera le ci-devant roi. Oh ! je défie qui que ce soit de dire qu’un seul cri soit parti de ma compagnie. C’est encore moi qui avais écrit de ma main le premier des dix mille écriteaux qui furent affichés dans Paris, lorsque le roi revint de Varennes :

« Quiconque saluera le roi sera battu ; quiconque l’insultera sera pendu. »

— Eh bien, continua Maurice sans remarquer le