Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/108

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je ne me reconnais qu’un mérite, celui de n’être pas jaloux. Hors ce défaut, Dieu me damne ! comme disent les Anglais, j’ai tous les autres.

— Je ne connais personne qui vaille d’Artagnan, répliqua Athos ; mais nous voici arrivés tout doucement à la maison que j’habite. Voulez-vous entrer chez moi, mon ami ?

— Eh mais ! c’est la taverne de la Corne du Cerf, ce me semble ? dit d’Artagnan.

— Je vous avoue, mon ami, que je l’ai un peu choisie pour cela. J’aime les anciennes connaissances, j’aime à m’asseoir à cette place où je me suis laissé tomber tout abattu de fatigue, tout abîmé de désespoir, lorsque vous revîntes le 31 janvier au soir.

— Après avoir découvert la demeure du bourreau masqué ? Oui, ce fut un terrible jour !

— Venez donc alors, dit Athos en l’interrompant.

Ils entrèrent dans la salle autrefois commune. La taverne en général, et cette salle commune en particulier, avaient subi de grandes transformations ; l’ancien hôte des mousquetaires, devenu assez riche pour un hôtelier, avait fermé boutique et fait de cette salle dont nous parlions un entrepôt de denrées coloniales. Quant au reste de la maison, il le louait tout meublé aux étrangers.

Ce fut avec une indicible émotion que d’Artagnan reconnut tous les meubles de cette chambre du premier étage : les boiseries, les tapisseries et jusqu’à cette carte géographique que Porthos étudiait si amoureusement dans ses loisirs.

— Il y a onze ans ! s’écria d’Artagnan. Mordious ! il me semble qu’il y a un siècle.

— Et à moi qu’il y a un jour, dit Athos. Voyez-vous la joie que j’éprouve, mon ami, à penser que je vous tiens là, que je serre votre main, que je puis jeter bien loin l’épée et le poignard, toucher sans défiance à ce flacon de xérès. Oh ! cette joie, en vérité, je ne pourrais vous l’exprimer que si nos deux amis étaient là, aux deux angles de cette table, et Raoul, mon bien-aimé Raoul, sur le seuil, à nous regarder avec ses grands yeux si brillants et si doux !

— Oui, oui, dit d’Artagnan fort ému, c’est vrai. J’approuve surtout cette première partie de votre pensée : il est doux de sourire là où nous avons si légitimement frissonné, en pensant que d’un moment à l’autre M. Mordaunt pouvait apparaître sur le palier.

En ce moment la porte s’ouvrit, et d’Artagnan, tout brave qu’il était, ne put retenir un léger mouvement d’effroi.

Athos le comprit et souriant :

— C’est notre hôte, dit-il, qui m’apporte quelque lettre.

— Oui, milord, dit le bonhomme, j’apporte en effet une lettre à Votre Honneur.

— Merci, dit Athos prenant la lettre sans regarder. Dites-moi, mon cher hôte, vous ne reconnaissez pas Monsieur ?

Le vieillard leva la tête et regarda attentivement d’Artagnan.

— Non, dit-il.

— C’est, dit Athos, un de ces amis dont je vous ai parlé, et qui logeait ici avec moi il y a onze ans.

— Oh ! dit le vieillard, il a logé ici tant d’étrangers !

— Mais nous y logions, nous, le 30 janvier 1641 ajouta Athos, croyant stimuler par cet éclaircissement la mémoire paresseuse de l’hôte.

— C’est possible, répondit-il en souriant, mais il y a si longtemps !

Il salua et sortit.

— Merci, dit d’Artagnan, faites des exploits, accomplissez des révolutions, essayez de graver votre nom dans la pierre ou sur l’airain avec de fortes épées, il y a quelque chose de plus rebelle, de plus dur, de plus oublieux que le fer, l’airain et la pierre, c’est le crâne vieilli du premier logeur enrichi dans son commerce ; il ne me reconnaît pas ! Eh bien, moi, je l’eusse vraiment reconnu.

Athos, tout en souriant, décachetait la lettre.

— Ah ! dit-il, une lettre de Parry.

— Oh ! oh ! fit d’Artagnan, lisez mon ami, lisez ; elle contient sans doute du nouveau.

Athos secoua la tête et lut :


« Monsieur le comte,

« Le roi a éprouvé bien du regret de ne pas vous voir aujourd’hui près de lui à son entrée ; Sa Majesté me charge de vous le mander et de la rappeler à votre souvenir. Sa Majesté attendra Votre Honneur ce soir même, au palais de Saint-James, entre neuf et onze heures.

« Je suis avec respect, monsieur le comte, de Votre Honneur,

« Le très-humble et très-obéissant serviteur,

« Parry. »


— Vous le voyez, mon cher d’Artagnan, dit Athos, il ne faut pas désespérer du cœur des rois.

— N’en désespérez pas, vous avez raison, repartit d’Artagnan.

— Oh ! cher, bien cher ami, reprit Athos, à qui l’imperceptible amertume de d’Artagnan n’avait pas échappé, pardon. Aurais-je blessé, sans le vouloir, mon meilleur camarade ?

— Vous êtes fou, Athos, et la preuve, c’est que je vais vous conduire jusqu’au château, jusqu’à la porte, s’entend ; cela me promènera.

— Vous entrerez avec moi, mon ami, je veux dire à Sa Majesté…

— Allons donc ! répliqua d’Artagnan avec une fierté vraie et pure de tout mélange, s’il est quelque chose de pire que de mendier soi-même, c’est de faire mendier par les autres. Çà, partons, mon ami, la promenade sera charmante ; je veux, en passant, vous montrer la maison de M. Monck, qui m’a retiré chez lui : une belle maison, ma foi ! Être général en Angleterre rapporte plus que d’être maréchal en France, savez-vous ?

Athos se laissa emmener, tout triste de cette gaieté qu’affectait d’Artagnan.

Toute la ville était dans l’allégresse ; les deux amis se heurtaient à chaque moment contre les enthousiastes, qui leur demandaient, dans leur ivresse, de crier : « Vive le bon roi Charles ! »