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Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/141

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— Monseigneur…

— Pour hériter, oui, Colbert ; oui, il désire ma mort pour hériter. Triple sot que je suis ! je le préviendrais !

— Précisément. Si la donation est faite dans une certaine forme, il refusera.

— Allons donc !

— C’est positif. Un jeune homme qui n’a rien fait, qui brûle de devenir illustre, qui brûle de régner seul, ne prendra rien de bâti ; il voudra construire lui-même. Ce prince-là, Monseigneur, ne se contentera pas du Palais-Royal que M. de Richelieu lui a légué, ni du palais Mazarin que vous avez si superbement fait construire, ni du Louvre que ses ancêtres ont habité, ni de Saint-Germain où il est né. Tout ce qui ne procédera pas de lui, il le dédaignera ; je le prédis.

— Et vous garantissez que si je donne mes quarante millions au roi…

— En lui disant de certaines choses, je garantis qu’il refusera.

— Ces choses… sont ?

— Je les écrirai, si Monseigneur veut me les dicter.

— Mais enfin, quel avantage pour moi ?

— Un énorme. Personne ne peut plus accuser Votre Éminence de cette injuste avarice que les pamphlétaires ont reprochée au plus brillant esprit de ce siècle.

— Tu as raison, Colbert, tu as raison : va trouver le roi de ma part et porte-lui mon testament.

— Une donation, Monseigneur.

— Mais s’il acceptait ! s’il allait accepter ?

— Alors, il resterait treize millions à votre famille, et c’est une jolie somme.

— Mais tu serais un traître ou un sot, alors.

— Et je ne suis ni l’un ni l’autre, Monseigneur… Vous me paraissez craindre beaucoup que le roi n’accepte… Oh ! craignez plutôt qu’il n’accepte pas…

— S’il n’accepte pas, vois-tu, je lui veux garantir mes treize millions de réserve… oui, je le ferai… oui… Mais voici la douleur qui vient ; je vais tomber en faiblesse… C’est que je suis malade, Colbert, que je suis près de ma fin.

Colbert tressaillit.

Le cardinal était bien mal en effet : il suait à grosses gouttes sur son lit de douleur, et cette pâleur effrayante d’un visage ruisselant d’eau était un spectacle que le plus endurci praticien n’eût pas supporté sans compassion. Colbert fut sans doute très-ému, car il quitta la chambre en appelant Bernouin près du moribond et passa dans le corridor.

Là, se promenant de long en large avec une expression méditative qui donnait presque de la noblesse à sa tête vulgaire, les épaules arrondies, le cou tendu, les lèvres entr’ouvertes pour laisser échapper des lambeaux décousus de pensées incohérentes, il s’enhardit à la démarche qu’il voulait tenter, tandis qu’à dix pas de lui, séparé seulement par un mur, son maître étouffait dans des angoisses qui lui arrachaient des cris lamentables, ne pensant plus ni aux trésors de la terre ni aux joies du paradis, mais bien à toutes les horreurs de l’enfer.

Tandis que les serviettes brûlantes, les topiques, les révulsifs et Guénaud, rappelé près du cardinal, fonctionnaient avec une activité toujours croissante, Colbert, tenant à deux mains sa grosse tête, pour y comprimer la fièvre des projets enfantés par le cerveau, méditait la teneur de la donation qu’il allait faire écrire à Mazarin dès la première heure de répit que lui donnerait le mal. Il semblait que tous ces cris du cardinal et toutes ces entreprises de la mort sur ce représentant du passé fussent des stimulants pour le génie de ce penseur aux sourcils épais qui se tournait déjà vers le lever du nouveau soleil d’une société régénérée.

Colbert revint près de Mazarin lorsque la raison fut revenue au malade, et lui persuada de dicter une donation ainsi conçue :


« Près de paraître devant Dieu, maître des hommes, je prie le roi, qui fut mon maître sur la terre, de reprendre les biens que sa bonté m’avait donnés, et que ma famille sera heureuse de voir passer en de si illustres mains. Le détail de mes biens se trouvera, il est dressé, à la première réquisition de Sa Majesté, ou au dernier soupir de son plus dévoué serviteur.

« Jules, cardinal de Mazarin. »


Le cardinal signa en soupirant ; Colbert cacheta le paquet et le porta immédiatement au Louvre, où le roi venait de rentrer.

Puis il revint à son logis, se frottant les mains avec la confiance d’un ouvrier qui a bien employé sa journée.


XLVII

COMMENT ANNE D’AUTRICHE DONNA UN CONSEIL À LOUIS XIV, ET COMMENT M. FOUQUET LUI EN DONNA UN AUTRE.


La nouvelle de l’extrémité où se trouvait le cardinal s’était déjà répandue, et elle attirait au moins autant de gens au Louvre que la nouvelle du mariage de Monsieur, le frère du roi, laquelle avait déjà été annoncée à titre de fait officiel.

À peine Louis XIV rentrait-il chez lui, tout rêveur encore des choses qu’il avait vues ou entendu dire dans cette soirée, que l’huissier annonça que la foule de courtisans qui, le matin, s’était empressée à son lever, se représentait de nouveau à son coucher, faveur insigne que depuis le règne du cardinal, la cour, fort peu discrète dans ses préférences, avait accordée au ministre sans grand souci de déplaire au roi.

Mais le ministre avait eu, comme nous l’avons dit, une grave attaque de goutte, et la marée de la flatterie montait vers le trône.

Les courtisans ont ce merveilleux instinct de flairer d’avance tous les événements ; les courtisans ont la science suprême : ils sont diplomates pour éclairer les grands dénoûments des circonstances difficiles, capitaines pour deviner l’issue des batailles, médecins pour guérir les maladies.