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— Ah ! pour cela, non, Monsieur ; j’attendrai que vous changiez d’avis.

— Je veux faire une épreuve, Raoul ; je veux voir si mademoiselle de La Vallière attendra comme vous.

— Je l’espère, Monsieur.

— Mais, prenez garde, Raoul ! si elle n’attendait pas ? Ah ! vous êtes si jeune, si confiant, si loyal… les femmes sont changeantes.

— Vous ne m’avez jamais dit de mal des femmes, Monsieur ; jamais vous n’avez eu à vous en plaindre ; pourquoi vous en plaindre à moi, à propos de mademoiselle de La Vallière ?

— C’est vrai, dit Athos en baissant les yeux, jamais je ne vous ai dit de mal des femmes ; jamais je n’ai eu à me plaindre d’elles ; jamais mademoiselle de La Vallière n’a motivé un soupçon ; mais quand on prévoit, il faut aller jusqu’aux exceptions, jusqu’aux improbabilités ! Si, dis-je, mademoiselle de La Vallière ne vous attendait pas ?

— Comment cela, Monsieur ?

— Si elle tournait ses vues d’un autre côté ?

— Ses regards sur un autre homme, voulez-vous dire ? fit Raoul pâle d’angoisse.

— C’est cela.

— Eh bien ! Monsieur, je tuerais cet homme, dit simplement Raoul, et tous les hommes que mademoiselle de La Vallière choisirait, jusqu’à ce qu’un d’entre eux m’eût tué ou jusqu’à ce que mademoiselle de La Vallière m’eût rendu son cœur.

Athos tressaillit.

— Je croyais, reprit-il d’une voix sourde, que vous m’appeliez tout à l’heure votre dieu, votre loi en ce monde ?

— Oh ! dit Raoul tremblant, vous me défendriez le duel ?

— Si je le défendais, Raoul ?

— Vous me défendriez d’espérer, Monsieur, et, par conséquent, vous ne me défendriez pas de mourir.

Athos leva les yeux sur le vicomte.

Il avait prononcé ces mots avec une sombre inflexion, qu’accompagnait le plus sombre regard.

— Assez, dit Athos après un long silence, assez sur ce triste sujet, où tous deux nous exagérons. Vivez au jour le jour, Raoul ; faites votre service, aimez mademoiselle de La Vallière, en un mot, agissez comme un homme, puisque vous avez l’âge d’homme ; seulement, n’oubliez pas que je vous aime tendrement et que vous prétendez m’aimer.

— Ah ! monsieur le comte ! s’écria Raoul en pressant la main d’Athos sur son cœur.

— Bien, cher enfant ; laissez-moi, j’ai besoin de repos. À propos, M. d’Artagnan est revenu d’Angleterre avec moi ; vous lui devez une visite.

— J’irai la lui rendre, Monsieur, avec une bien grande joie ; j’aime tant M. d’Artagnan !

— Vous avez raison ; c’est un honnête homme et un brave cavalier.

— Qui vous aime ! dit Raoul.

— J’en suis sûr… Savez-vous son adresse ?

— Mais au Louvre, au Palais-Royal, partout où est le roi. Ne commande-t-il pas les mousquetaires ?

— Non ; pour le moment, M. d’Artagnan est en congé ; il se repose… Ne le cherchez donc pas aux postes de son service. Vous aurez de ses nouvelles chez un certain M. Planchet.

— Son ancien laquais ?

— Précisément, devenu épicier.

— Je sais ; rue des Lombards ?

— Quelque chose comme cela… ou rue des Arcis.

— Je trouverai, Monsieur, je trouverai.

— Vous lui direz mille choses tendres de ma part et l’amènerez dîner avec moi avant mon départ pour La Fère.

— Oui, Monsieur.

— Bonsoir, Raoul !

— Monsieur, je vous vois un ordre que je ne vous connaissais pas ; recevez mes compliments.

— La Toison ?… c’est vrai… Hochet, mon fils… qui n’amuse même plus un vieil enfant comme moi… Bonsoir, Raoul !


LII

LA LEÇON DE D’ARTAGNAN.


Raoul ne trouva pas le lendemain M. d’Artagnan, comme il l’avait espéré. Il ne rencontra que Planchet, dont la joie fut vive en revoyant ce jeune homme, et qui sut lui faire deux ou trois compliments guerriers qui ne sentaient pas du tout l’épicerie. Mais comme Raoul revenait de Vincennes, le lendemain, ramenant cinquante dragons que lui avait confiés M. le Prince, il aperçut, à la place Baudoyer, un homme qui, le nez en l’air, regardait une maison comme on regarde un cheval qu’on a envie d’acheter.

Cet homme, vêtu d’un costume bourgeois boutonné comme un pourpoint de militaire, coiffé d’un tout petit chapeau, et portant au côté une longue épée garnie de chagrin, tourna la tête aussitôt qu’il entendit le pas des chevaux, et cessa de regarder la maison pour voir les dragons.

C’était tout simplement M. d’Artagnan ; M. d’Artagnan à pied ; d’Artagnan les mains derrière le dos, qui passait une petite revue des dragons après avoir passé une revue des édifices. Pas un homme, pas une aiguillette, pas un sabot de cheval n’échappa à son inspection.

Raoul marchait sur les flancs de sa troupe ; d’Artagnan l’aperçut le dernier.

— Eh ! fit-il, eh ! mordious !

— Je ne me trompe pas ? dit Raoul en poussant son cheval.

— Non, tu ne te trompes pas ; bonjour ! répliqua l’ancien mousquetaire.

Et Raoul vint serrer avec effusion la main de son vieil ami.

— Prends garde, Raoul, dit d’Artagnan, le deuxième cheval du cinquième rang sera déferré avant le pont Marie ; il n’a plus que deux clous au pied de devant hors montoir.