Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/181

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mais comment vous employer sans vous compromettre ? Or, jamais ni ma vie, ni ma puissance, ni ma liberté même, ne seront rachetées, s’il faut qu’une larme tombe de vos yeux, s’il faut qu’une douleur obscurcisse votre front.

— Monseigneur, ne me dites plus de ces mots qui m’enivrent ; je suis coupable d’avoir voulu vous servir, sans calculer la portée de ma démarche. Je vous aime, en effet, comme une tendre amie, et, comme amie, je vous suis reconnaissante de votre délicatesse mais, hélas !… hélas ! jamais vous ne trouverez en moi une maîtresse.

— Marquise !… s’écria Fouquet d’une voix désespérée, pourquoi ?

— Parce que vous êtes trop aimé, dit tout bas la jeune femme, parce que vous l’êtes de trop de gens… parce que l’éclat de la gloire et de la fortune blesse mes yeux, tandis que la sombre douleur les attire ; parce qu’enfin, moi qui vous ai repoussé dans vos fastueuses magnificences, moi qui vous ai à peine regardé lorsque vous resplendissiez, j’ai été, comme une femme égarée, me jeter, pour ainsi dire, dans vos bras lorsque je vis un malheur planer sur votre tête… Vous me comprenez maintenant, Monseigneur… Redevenez heureux pour que je redevienne chaste de cœur et de pensée ; votre infortune me perdrait.

— Oh ! Madame, dit Fouquet avec une émotion qu’il n’avait jamais ressentie, dussé-je tomber au dernier degré de la misère humaine, j’entendrai de votre bouche ce mot que vous me refusez, et ce jour-là, Madame, vous vous serez abusée dans votre noble égoïsme ; ce jour-là, vous croirez consoler le plus malheureux des hommes, et vous aurez dit : « Je t’aime ! » au plus illustre, au plus souriant, au plus triomphant des heureux de ce monde !

Il était encore à ses pieds, lui baisant la main, lorsque Pellisson entra précipitamment en s’écriant avec humeur :

— Monseigneur ! Madame ! par grâce, Madame ! veuillez m’excuser… Monseigneur, il y a une demi-heure que vous êtes ici… Oh ! ne me regardez pas ainsi tous deux d’un air de reproche… Madame, je vous prie, qui est cette dame qui est sortie de chez vous à l’entrée de Monseigneur ?

— Madame Vanel, dit Fouquet.

— Là ! s’écria Pellisson, j’en étais sûr !

— Eh bien ! quoi ?

— Eh bien ! elle est montée, toute pâle, dans son carrosse.

— Que m’importe ? dit Fouquet.

— Oui, mais ce qui vous importe, c’est ce qu’elle a dit à son cocher.

— Quoi donc, mon Dieu ? s’écria la marquise.

— Chez M. Colbert ! dit Pellisson d’une voix rauque.

— Grand Dieu ! partez ! partez, Monseigneur ! répondit la marquise en poussant Fouquet hors du salon, tandis que Pellisson l’entraînait par la main.

— En vérité, dit le surintendant, suis-je un enfant à qui l’on fasse peur d’une ombre ?

— Vous êtes un géant, dit la marquise, qu’une vipère cherche à mordre au talon.

Pellisson continua d’entraîner Fouquet jusqu’au carrosse.

— Au Palais, ventre à terre ! cria Pellisson au cocher.

Les chevaux partirent comme l’éclair ; nul obstacle ne ralentit leur marche un seul instant. Seulement, à l’arcade Saint-Jean, lorsqu’ils allaient déboucher sur la place de Grève, une longue file de cavaliers, barrant le passage étroit, arrêta le carrosse du surintendant. Nul moyen de forcer cette barrière ; il fallut attendre que les archers du guet à cheval, car c’étaient eux, fussent passés, avec le chariot massif qu’ils escortaient et qui remontait rapidement vers la place Baudoyer.

Fouquet et Pellisson ne prirent garde à cet événement que pour déplorer la minute de retard qu’ils eurent à subir. Ils entrèrent chez le concierge du palais cinq minutes après.

Cet officier se promenait encore dans la première cour. Au nom de Fouquet, prononcé à son oreille par Pellisson, le gouverneur s’approcha du carrosse avec empressement, et, le chapeau à la main, multiplia les révérences.

— Quel honneur pour moi, Monseigneur ! dit-il.

— Un mot, monsieur le gouverneur. Voulez-vous prendre la peine d’entrer dans mon carrosse ?

L’officier vint s’asseoir en face de Fouquet dans la lourde voiture.

— Monsieur, dit Fouquet, j’ai un service à vous demander.

— Parlez, Monseigneur.

— Service compromettant pour vous, Monsieur, mais qui vous assure à jamais ma protection et mon amitié.

— Fallût-il me jeter au feu pour vous, Monseigneur, je le ferais.

— Bien, dit Fouquet ; ce que je vous demande est plus simple.

— Ceci est fait, Monseigneur, alors ; de quoi s’agit-il ?

— De me conduire aux chambres de MM. Lyodot et d’Eymeris.

— Monseigneur veut-il m’expliquer pourquoi ?

— Je vous le dirai en leur présence, Monsieur, en même temps que je vous donnerai tous les moyens de pallier cette évasion.

— Évasion ! Mais Monseigneur ne sait donc pas ?

— Quoi ?

— MM. Lyodot et d’Eymeris ne sont plus ici.

— Depuis quand ? s’écria Fouquet tremblant.

— Depuis un quart d’heure.

— Où sont-ils donc ?

— À Vincennes, au donjon.

— Qui les a tirés d’ici ?

— Un ordre du roi.

— Malheur ! s’écria Fouquet en se frappant le front ; malheur !

Et, sans dire un seul mot de plus au gouverneur, il regagna son carrosse, le désespoir dans l’âme, la mort sur le visage.

— Eh bien ? fit Pellisson avec anxiété.

— Eh bien ! nos amis sont perdus ! Colbert les emmène au donjon. Ce sont eux qui nous ont croisés sous l’arcade Saint-Jean.