Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/185

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jour où j’ai besoin d’aller toucher mon terme de loyer ! s’écria d’Artagnan. Raoul, as-tu vu pendre ?

— Jamais, Monsieur… Dieu merci !

— Voilà bien la jeunesse… Si tu étais de garde à la tranchée, comme je le fus, et qu’un espion… Mais, vois-tu, pardonne, Raoul, je radote… Tu as raison, c’est hideux de voir pendre… À quelle heure pendra-t-on, Monsieur, s’il vous plaît ?

— Monsieur, reprit le flâneur avec déférence, charmé qu’il était de lier conversation avec deux hommes d’épée, ce doit être pour trois heures.

— Oh ! il n’est qu’une heure et demie, allongeons les jambes, nous arriverons à temps pour toucher mes trois cent soixante-quinze livres et repartir avant l’arrivée du patient.

— Des patients, Monsieur, continua le bourgeois, car ils sont deux.

— Monsieur, je vous rends mille grâces, dit d’Artagnan, qui, en vieillissant, était devenu d’une politesse raffinée.

Et, entraînant Raoul, il se dirigea rapidement vers le quartier de la Grève.

Sans cette grande habitude que le mousquetaire avait de la foule et le poignet irrésistible auquel se joignait une souplesse peu commune des épaules, ni l’un ni l’autre des deux voyageurs ne fût arrivé à destination.

Ils suivaient le quai qu’ils avaient gagné en quittant la rue Saint-Honoré, dans laquelle ils s’étaient engagés après avoir pris congé d’Athos.

D’Artagnan marchait le premier : son coude, son poignet, son épaule, formaient trois coins qu’il savait enfoncer avec art dans les groupes pour les faire éclater et se disjoindre comme des morceaux de bois.

Souvent il usait comme renfort de la poignée en fer de son épée. Il l’introduisait entre des côtes trop rebelles, et la faisant jouer, en guise de levier ou de pince, séparait à propos l’époux de l’épouse, l’oncle du neveu, le frère du frère. Tout cela si naturellement et avec de si gracieux sourires, qu’il eût fallu avoir des côtes de bronze pour ne pas crier merci quand la poignée faisait son jeu, ou des cœurs de diamant pour ne pas être enchanté quand le sourire s’épanouissait sur les lèvres du mousquetaire.

Raoul, suivant son ami, ménageait les femmes, qui admiraient sa beauté, contenait les hommes, qui sentaient la rigidité de ses muscles, et tous deux fendaient, grâce à cette manœuvre, l’onde un peu compacte et un peu bourbeuse du populaire.

Ils arrivèrent en vue des deux potences, et Raoul détourna les yeux avec dégoût. Pour d’Artagnan, il ne les vit même pas ; sa maison au pignon dentelé, aux fenêtres pleines de curieux, attirait, absorbait même toute l’attention dont il était capable.

Il distingua dans la place et autour des maisons bon nombre de mousquetaires en congé, qui, les uns avec des femmes, les autres avec des amis, attendaient l’instant de la cérémonie.

Ce qui le réjouit par-dessus tout, ce fut de voir que le cabaretier, son locataire, ne savait auquel entendre.

Trois garçons ne pouvaient suffire à servir les buveurs. Il y en avait dans la boutique, dans les chambres, dans la cour même.

D’Artagnan fit observer cette affluence à Raoul et ajouta :

— Le drôle n’aura pas d’excuse pour ne pas payer son terme. Vois tous ces buveurs, Raoul, on dirait des gens de bonne compagnie. Mordious ! mais on n’a pas de place ici.

Cependant d’Artagnan réussit à attraper le patron par le coin de son tablier et à se faire reconnaître de lui.

— Ah ! monsieur le chevalier, dit le cabaretier à moitié fou, une minute, de grâce ! J’ai ici cent enragés qui mettent ma cave sens dessus dessous.

— La cave, bon, mais non le coffre-fort.

— Oh ! Monsieur, vos trente-sept pistoles et demie sont là-haut toutes comptées dans ma chambre ; mais il y a dans cette chambre trente compagnons qui sucent les douves d’un petit baril de porto que j’ai défoncé ce matin pour eux… Donnez-moi une minute, rien qu’une minute.

— Soit, soit.

— Je m’en vais, dit Raoul bas à d’Artagnan ; cette joie est ignoble.

— Monsieur, répliqua sévèrement d’Artagnan, vous allez me faire le plaisir de rester ici. Le soldat doit se familiariser avec tous les spectacles. Il y a dans l’œil, quand il est jeune, des fibres qu’il faut savoir endurcir, et l’on n’est vraiment généreux et bon que du moment où l’œil est devenu dur et le cœur resté tendre. D’ailleurs, mon petit Raoul, veux-tu me laisser seul ici ? Ce serait mal à toi. Tiens, il y a la cour là-bas, et un arbre dans cette cour ; viens à l’ombre, nous respirerons mieux que dans cette atmosphère chaude de vins répandus.

De l’endroit où s’étaient placés les deux nouveaux hôtes de l’Image de Notre-Dame, ils entendaient le murmure toujours grossissant des flots du peuple, et ne perdaient ni un cri ni un geste des buveurs attablés dans le cabaret ou disséminés dans les chambres.

D’Artagnan eût voulu se placer en vedette pour une expédition, qu’il n’eût pas mieux réussi.

L’arbre sous lequel Raoul et lui étaient assis les couvrait d’un feuillage déjà épais. C’était un marronnier trapu, aux branches inclinées, qui versait son ombre sur une table tellement brisée, que les buveurs avaient dû renoncer à s’en servir.

Nous disons que de ce poste d’Artagnan voyait tout. Il observait, en effet, les allées et venues des garçons, l’arrivée des nouveaux buveurs, l’accueil tantôt amical, tantôt hostile, qui était fait à certains arrivants par certains installés. Il observait pour passer le temps, car les trente-sept pistoles et demie tardaient beaucoup à arriver.

Raoul le lui fit remarquer.

— Monsieur, lui dit-il, vous ne pressez pas votre locataire, et tout à l’heure les patients vont arriver. Il y aura une telle presse en ce moment, que nous ne pourrons plus sortir.

— Tu as raison, dit le mousquetaire. Holà ! oh ! quelqu’un, mordiou !

Mais il eut beau crier, frapper sur les débris