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que celui qui n’était encore qu’une assez pauvre étoile dans le ciel de la royauté ferait un jour de cet astre son emblème ; le messager du roi Louis XIV, disons-nous, quitta la poste et acheta un bidet de la plus pauvre apparence, une de ces montures que jamais officier de cavalerie ne se permettrait de choisir, de peur d’être déshonoré.

Sauf le pelage, cette nouvelle acquisition rappelait fort à d’Artagnan ce fameux cheval orange avec lequel ou plutôt sur lequel il avait fait son entrée dans le monde.

Il est vrai de dire que, du moment où il avait enfourché cette nouvelle monture, ce n’était plus d’Artagnan qui voyageait, c’était un bonhomme vêtu d’un justaucorps gris de fer, d’un haut-de-chausses marron, tenant le milieu entre le prêtre et le laïque ; ce qui, surtout, le rapprochait de l’homme d’église, c’est que d’Artagnan avait mis sur son crâne une calotte de velours râpé, et par-dessus la calotte un grand chapeau noir ; plus d’épée : un bâton pendu par une corde à son avant-bras, mais auquel il se promettait, comme auxiliaire inattendu, de joindre à l’occasion une bonne dague de dix pouces cachée sous son manteau.

Le bidet acheté à Châteaubriant complétait la différence. Il s’appelait, ou plutôt d’Artagnan l’avait appelé Furet.

— Si de Zéphire j’ai fait Furet, dit d’Artagnan, il faut faire de mon nom un diminutif quelconque.

Donc, au lieu de d’Artagnan, je serai Agnan tout court ; c’est une concession que je dois naturellement à mon habit gris, à mon chapeau rond et à ma calotte râpée.

M. Agnan voyagea donc sans secousse exagérée sur Furet, qui trottait l’amble comme un véritable cheval déluré, et qui, tout en trottant l’amble, faisait gaillardement ses douze lieues par jour, grâce à ses quatre jambes sèches comme des fuseaux, dont l’art exercé de d’Artagnan avait apprécié l’aplomb et la sûreté sous l’épaisse fourrure qui les cachait.

Chemin faisant, le voyageur prenait des notes, étudiait le pays sévère et froid qu’il traversait, tout en cherchant le prétexte le plus plausible d’aller à Belle-Isle-en-Mer et de tout voir sans éveiller le soupçon.

De cette façon, il put se convaincre de l’importance que prenait l’événement à mesure qu’il s’en approchait.

Dans cette contrée reculée, dans cet ancien duché de Bretagne qui n’était pas français à cette époque, et qui ne l’est guère encore aujourd’hui, le peuple ne connaissait pas le roi de France.

Non-seulement il ne le connaissait pas, mais même ne voulait pas le connaître.

Un fait, un seul, surnageait visible pour lui sur le courant de la politique. Les anciens ducs ne gouvernaient plus, mais c’était un vide : rien de plus. À la place du duc souverain, les seigneurs de paroisse régnaient sans limite.

Et au-dessus de ces seigneurs, Dieu, qui n’a jamais été oublié en Bretagne.

Parmi ces suzerains de châteaux et de clochers, le plus puissant, le plus riche et surtout le plus populaire, c’était M. Fouquet, seigneur de Belle-Isle.

Même dans le pays, même en vue de cette île mystérieuse, les légendes et les traditions consacraient ses merveilles.

Tout le monde n’y pénétrait pas ; l’île, d’une étendue de six lieues de long sur six de large, était une propriété seigneuriale que longtemps le peuple avait respectée, couverte qu’elle était du nom de Retz, si fort redouté dans la contrée.

Peu après l’érection de cette seigneurie en marquisat par Charles IX, Belle-Isle était passée à M. Fouquet.

La célébrité de l’île ne datait pas d’hier : son nom, ou plutôt sa qualification, remontait à la plus haute antiquité ; les anciens l’appelaient Kalonèse, de deux mots grecs qui signifient belle île.

Ainsi, à dix huit cents ans de distance, elle avait, dans un autre idiome, porté le même nom qu’elle portait encore.

C’était donc quelque chose en soi que cette propriété de M. le surintendant, outre sa position à six lieues des côtes de France, position qui la fait souveraine dans sa solitude maritime, comme un majestueux navire qui dédaignerait les rades et qui jetterait fièrement ses ancres au beau milieu de l’Océan.

D’Artagnan apprit tout cela sans paraître le moins du monde étonné : il apprit aussi que le meilleur moyen de prendre langue était de passer à la Roche-Bernard, ville assez importante sur l’embouchure de la Vilaine.

Peut-être là pourrait-il s’embarquer. Sinon, traversant les marais salins, il se rendrait à Guérande ou au Croisic pour attendre l’occasion de passer à Belle-Isle. Il s’était aperçu, au reste, depuis son départ de Châteaubriant, que rien ne serait impossible à Furet sous l’impulsion de M. Agnan, et rien à M. Agnan sur l’initiative de Furet.

Il s’apprêta donc à souper d’une sarcelle et d’un tourteau dans un hôtel de la Roche-Bernard, et fit tirer de la cave, pour arroser ces deux mets bretons, un cidre qu’au seul toucher du bout des lèvres il reconnut pour être infiniment plus breton encore.


LXVII

COMMENT D’ARTAGNAN FIT CONNAISSANCE D’UN POËTE QUI S’ÉTAIT FAIT IMPRIMEUR POUR QUE SES VERS FUSSET IMPRIMÉS.


Avant de se mettre à table, d’Artagnan prit, comme d’habitude, ses informations ; mais c’est un axiome de curiosité que tout homme qui veut bien et fructueusement questionner doit d’abord s’offrir lui-même aux questions.

D’Artagnan chercha donc avec son habileté ordinaire un utile questionneur dans l’hôtellerie de la Roche-Bernard.