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aux Anglais, et que nous vendons du poisson aux équipages de ces petits navires.

— Tiens !… tiens !… fit d’Artagnan, de mieux en mieux ! une imprimerie, des bastions et des corsaires !… Allons, M. Fouquet n’est pas un médiocre ennemi, comme je l’avais présumé. Il vaut la peine qu’on se remue pour le voir de près.

— Nous partons à cinq heures et demie, ajouta gravement le pêcheur.

— Je suis tout à vous, je ne vous quitte pas.

En effet, d’Artagnan vit les pêcheurs haler avec un tourniquet leurs barques jusqu’au flot ; la mer monta, M. Agnan se laissa glisser jusqu’au bord, non sans jouer la frayeur et prêter à rire aux petits mousses qui le surveillaient de leurs grands yeux intelligents.

Il se coucha sur une voile pliée en quatre, laissa l’appareillage se faire, et la barque, avec sa grande voile carrée, prit le large en deux heures de temps.

Les pêcheurs, qui faisaient leur état tout en marchant, ne s’aperçurent pas que leur passager n’avait point pâli, point gémi, point souffert ; que malgré l’horrible tangage et le roulis brutal de la barque, à laquelle nulle main n’imprimait la direction, le passager novice avait conservé sa présence d’esprit et son appétit.

Ils pêchaient, et la pêche était assez heureuse. Aux lignes amorcées de crevettes venaient mordre, avec force soubresauts, les soles et les carrelets. Deux fils avaient déjà été brisés par des congres et des cabillauds d’un poids énorme ; trois anguilles de mer labouraient la cale de leurs replis vaseux et de leurs frétillements d’agonie.

D’Artagnan leur portait bonheur ; ils le lui dirent. Le soldat trouva la besogne si réjouissante, qu’il mit la main à l’œuvre, c’est-à-dire aux lignes, et poussa des rugissements de joie et des mordious à étonner ses mousquetaires eux-mêmes, chaque fois qu’une secousse imprimée à la ligne, par une proie conquise, venait déchirer les muscles de son bras et solliciter l’emploi de ses forces et de son adresse.

La partie de plaisir lui avait fait oublier la mission diplomatique. Il en était à lutter contre un effroyable congre, à se cramponner au bordage d’une main pour attirer la hure béante de son antagoniste, lorsque le patron lui dit :

— Prenez garde qu’on ne vous voie de Belle-Isle !

Ces mots firent l’effet à d’Artagnan du premier boulet qui siffle en un jour de bataille : il lâcha le fil et le congre, qui, l’un tirant l’autre, s’en retournèrent à l’eau.

D’Artagnan venait d’apercevoir à une demi-lieue au plus la silhouette bleuâtre et accentuée des rochers de Belle-Isle, dominée par la ligne blanche et majestueuse du château.

Au loin, la terre, avec des forêts et des plaines verdoyantes : dans les herbages, des bestiaux.

Voilà ce qui tout d’abord attira l’attention du mousquetaire.

Le soleil, parvenu au quart du ciel, lançait des rayons d’or sur la mer et faisait voltiger une poussière resplendissante autour de cette île enchantée. On n’en voyait, grâce à cette lumière éblouissante, que les points aplanis ; toute ombre tranchait durement et zébrait d’une bande de ténèbres le drap lumineux de la prairie ou des murailles.

— Eh ! eh ! fit d’Artagnan à l’aspect de ces masses de roches noires, voilà, ce me semble, des fortifications qui n’ont besoin d’aucun ingénieur pour inquiéter un débarquement. Par où diable peut-on descendre sur cette terre que Dieu a défendue si complaisamment ?

— Par ici, répliqua le patron de la barque en changeant la voile et en imprimant au gouvernail une secousse qui mena l’esquif dans la direction d’un joli petit port tout coquet, tout rond et tout crénelé à neuf.

— Que diable vois-je là, dit d’Artagnan.

— Vous voyez Locmaria, répliqua le pêcheur.

— Mais là-bas ?

— C’est Bangos.

— Et plus loin ?

— Saujen… Puis le palais.

— Mordious ! c’est un monde. Ah ! voilà des soldats.

— Il y a dix-sept cents hommes à Belle-Isle, Monsieur, répliqua le pêcheur avec orgueil. Savez-vous que la moindre garnison est de vingt-deux compagnies d’infanterie ?

— Mordious ! s’écria d’Artagnan en frappant du pied, Sa Majesté pourrait bien avoir raison.

On aborda.


LXIX

OÙ LE LECTEUR SERA SANS DOUTE AUSSI ÉTONNÉ QUE LE FUT D’ARTAGNAN DE RETROUVER UNE ANCIENNE CONNAISSANCE.


Il y a toujours dans un débarquement, fût-ce celui du plus petit esquif de la mer, un trouble et une confusion qui ne laissent pas à l’esprit la liberté dont il aurait besoin pour étudier du premier coup d’œil l’endroit nouveau qui lui est offert.

Le pont mobile, le matelot agité, le bruit de l’eau sur le galet, les cris et les empressements de ceux qui attendent au rivage, sont les détails multiples de cette sensation, qui se résume en un seul résultat, l’hésitation.

Ce ne fut donc qu’après avoir débarqué et quelques minutes de station sur le rivage que d’Artagnan vit sur le port, et surtout dans l’intérieur de l’île, s’agiter un monde de travailleurs.

À ses pieds, d’Artagnan reconnut les cinq chalands chargés de moellons qu’il avait vus partir du port de Piriac. Les pierres étaient transportées au rivage à l’aide d’une chaîne formée par vingt-cinq ou trente paysans.

Les grosses pierres était chargées sur des charrettes qui les conduisaient dans la même direction que les moellons, c’est-à-dire vers des travaux dont d’Artagnan ne pouvait encore apprécier la valeur ni l’étendue.

Partout régnait une activité égale à celle que remarqua Télémaque en débarquant à Salente.