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mandement de « Ferme ! » qui préside à toutes les manœuvres de forces.

Alors il se redressa.

— Oh ! oh ! dit-il, qu’est-ce que cela ? ai-je donc affaire à des hommes de paille ?… Corbœuf ! rangez-vous, et vous allez voir comment cela se pratique.

— Peste ! dit d’Artagnan, aurait-il la prétention de lever ce rocher ? Ce serait curieux, par exemple.

Les ouvriers, interpellés par l’ingénieur, se rangèrent l’oreille basse et secouant la tête, à l’exception de celui qui tenait le madrier et qui s’apprêtait à remplir son office.

L’homme aux panaches s’approcha de la pierre, se baissa, glissa ses mains sous la face qui posait à terre, roidit ses muscles herculéens, et, sans secousse, d’un mouvement lent comme celui d’une machine, il souleva le rocher à un pied de terre.

L’ouvrier qui tenait le madrier profita de ce jeu qui lui était donné et glissa le rouleau sous la pierre.

— Voilà ! dit le géant, non pas en laissant retomber le rocher, mais en le reposant sur son support.

— Mordious ! s’écria d’Artagnan, je ne connais qu’un homme capable d’un tel tour de force.

— Hein ? fit le colosse en se retournant.

— Porthos ! murmura d’Artagnan saisi de stupeur, Porthos à Belle-Isle !

De son côté, l’homme aux panaches arrêta ses yeux sur le faux intendant, et, malgré son déguisement, le reconnut.

— D’Artagnan ! s’écria-t-il.

Et le rouge lui monta au visage.

— Chut ! fit-il à d’Artagnan.

— Chut ! lui fit le mousquetaire.

En effet, si Porthos venait d’être découvert par d’Artagnan, d’Artagnan venait d’être découvert par Porthos.

L’intérêt de leur secret particulier les emporta chacun tout d’abord.

Néanmoins, le premier mouvement des deux hommes fut de se jeter dans les bras l’un de l’autre.

Ce qu’ils voulaient cacher aux assistants, ce n’était pas leur amitié, c’étaient leurs noms.

Mais après l’embrassade vint la réflexion.

— Pourquoi diantre Porthos est-il à Belle-Isle et lève-t-il des pierres ? se dit d’Artagnan.

Seulement d’Artagnan se fit cette question tout bas.

Moins fort en diplomatie que son ami, Porthos pensa tout haut.

— Pourquoi diable êtes-vous à Belle-Isle ? demanda-t-il à d’Artagnan ; et qu’y venez-vous faire ?

Il fallait répondre sans hésiter.

Hésiter à répondre à Porthos eût été un échec dont l’amour-propre de d’Artagnan n’eût jamais pu se consoler.

— Pardieu ! mon ami, je suis à Belle-Isle parce que vous y êtes.

— Ah bah ! fit Porthos, visiblement étourdi de l’argument et cherchant à s’en rendre compte avec cette lucidité de déduction que nous lui connaissons.

— Sans doute, continua d’Artagnan, qui ne voulait pas donner à son ami le temps de se reconnaître ; j’ai été pour vous voir à Pierrefonds.

— Vraiment ?

— Oui.

— Et vous ne m’y avez pas trouvé ?

— Non, mais j’ai trouvé Mouston.

— Il va bien ?

— Peste !

— Mais enfin, Mouston ne vous a pas dit que j’étais ici.

— Pourquoi ne me l’eût-il pas dit ? Ai-je par hasard démérité de la confiance de Mouston ?

— Non ; mais il ne le savait pas.

— Oh ! voilà une raison qui n’a rien d’offensant pour mon amour-propre au moins.

— Mais comment avez-vous fait pour me rejoindre ?

— Eh ! mon cher, un grand seigneur comme vous laisse toujours trace de son passage, et je m’estimerais bien peu si je ne savais pas suivre les traces de mes amis.

Cette explication, toute flatteuse qu’elle était, ne satisfit pas entièrement Porthos.

— Mais je n’ai pu laisser de traces, étant venu déguisé, dit Porthos.

— Ah ! vous êtes venu déguisé ? fit d’Artagnan.

— Oui.

— Et comment cela ?

— En meunier.

— Est-ce qu’un grand seigneur comme vous, Porthos, peut affecter des manières communes au point de tromper les gens ?

— Eh bien ! je vous jure, mon ami, que tout le monde y a été trompé, tant j’ai bien joué mon rôle.

— Enfin, pas si bien que je ne vous aie rejoint et découvert.

— Justement. Comment m’avez-vous rejoint et découvert ?

— Attendez donc. J’allais vous raconter la chose. Imaginez-vous que Mouston…

— Ah ! c’est ce drôle de Mouston, dit Porthos en plissant les deux arcs de triomphe qui lui servaient de sourcils.

— Mais attendez donc, attendez donc. Il n’y a pas de la faute de Mouston, puisqu’il ignorait lui-même où vous étiez.

— Sans doute. Voilà pourquoi j’ai si grande hâte de comprendre.

— Oh ! comme vous êtes impatient, Porthos !

— Quand je ne comprends pas, je suis terrible.

— Vous allez comprendre. Aramis vous a écrit à Pierrefonds, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Il vous a écrit d’arriver avant l’équinoxe ?

— C’est vrai.

— Eh bien ! voilà, dit d’Artagnan, espérant que cette raison suffirait à Porthos.

Porthos parut se livrer à un violent travail d’esprit.

— Oh ! oui, dit-il, je comprends. Comme