Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/214

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ner en blanc mon château de Pierrefonds, qui était gris de vieillesse.

— Hum ! fit d’Artagnan ; en effet, le blanc est plus gai.

— Oui, mais c’est moins auguste, à ce que m’a dit Aramis. Heureusement qu’il y a des marchands de noir : je ferai rebadigeonner Pierrefonds en noir, voilà tout. Si le gris est beau, vous comprenez, mon ami, le noir doit être superbe.

— Dame ! fit d’Artagnan, cela me paraît logique.

— Est-ce que vous n’êtes jamais venu à Vannes, d’Artagnan ?

— Jamais.

— Alors vous ne connaissez pas la ville ?

— Non.

— Eh bien ! tenez, dit Porthos en se haussant sur ses étriers, mouvement qui fit fléchir l’avant-main de son cheval, voyez-vous dans le soleil, là-bas, cette flèche ?

— Certainement, que je la vois.

— C’est la cathédrale.

— Qui s’appelle ?

— Saint-Pierre. Maintenant, là, tenez, dans le faubourg à gauche, voyez-vous une autre croix ?

— À merveille.

— C’est Saint-Paterne, la paroisse de prédilection d’Aramis.

— Ah !

— Sans doute. Voyez-vous, saint Paterne passe pour avoir été le premier évêque de Vannes. Il est vrai qu’Aramis prétend que non. Il est vrai encore qu’il est si savant, que cela pourrait bien n’être qu’un paro… qu’un para…

— Qu’un paradoxe, dit d’Artagnan.

— Précisément. Merci, la langue me fourchait, il fait si chaud.

— Mon ami, fit d’Artagnan, continuez, je vous prie, votre intéressante démonstration. Qu’est-ce que ce grand bâtiment blanc percé de fenêtres ?

— Ah ! celui-là, c’est le collège des jésuites. Pardieu ! vous avez la main heureuse. Voyez-vous près du collège une grande maison à clochetons, à tourelles, et d’un beau style gothique, comme dit cette brute de M. Gétard ?

— Oui, je la vois. Eh bien ?

— Eh bien, c’est là que loge Aramis.

— Quoi ! il ne loge pas à l’évêché ?

— Non ; l’évêché est en ruines. L’évêché, d’ailleurs, est dans la ville, et Aramis préfère le faubourg. Voilà pourquoi, vous dis-je, il affectionne Saint-Paterne, parce que Saint-Paterne est dans le faubourg. Et puis il y a dans ce même faubourg un mail, un jeu de paume et une maison de dominicains. Tenez, celle-là qui élève jusqu’au ciel ce beau clocher.

— Très-bien.

— Ensuite, voyez-vous, le faubourg est comme une ville à part ; il a ses murailles, ses tours, ses fossés ; le quai même y aboutit, et les bateaux abordent au quai. Si notre petit corsaire ne tirait pas huit pieds d’eau, nous serions arrivés à pleines voiles jusque sous les fenêtres d’Aramis.

— Porthos, Porthos, mon ami, s’écria d’Artagnan, vous êtes un puits de science, une source de réflexions ingénieuses et profondes. Porthos, vous ne me surprenez plus, vous me confondez.

— Nous voici arrivés, dit Porthos, détournant la conversation avec sa modestie ordinaire.

— Et il était temps, pensa d’Artagnan, car le cheval d’Aramis fond comme un cheval de glace.

Ils entrèrent presque au même instant dans le faubourg : mais à peine eurent-ils fait cent pas, qu’ils furent surpris de voir les rues jonchées de feuillages et de fleurs.

Aux vieilles murailles de Vannes pendaient les plus vieilles et les plus étranges tapisseries de France.

Des balcons de fer tombaient de longs draps blancs tout parsemés de bouquets.

Les rues étaient désertes ; on sentait que toute la population était rassemblée sur un point.

Les jalousies étaient closes, et la fraîcheur pénétrait dans les maisons sous l’abri des tentures qui faisaient de larges ombres noires entre leurs saillies et les murailles.

Soudain, au détour d’une rue, des chants frappèrent les oreilles des nouveaux débarqués. Une foule endimanchée apparut à travers les vapeurs de l’encens qui montait au ciel en bleuâtres flocons, et les nuages de feuilles de roses voltigeant jusqu’aux premiers étages.

Au-dessus de toutes les têtes, on distinguait les croix et les bannières, signes sacrés de la religion.

Puis, au-dessous de ces croix et de ces bannières, et comme protégées par elles, tout un monde de jeunes filles vêtues de blanc et couronnées de bluets.

Aux deux côtés de la rue, enfermant le cortège, s’avançaient les soldats de la garnison, portant des bouquets dans les canons de leurs fusils et à la pointe de leurs lances.

C’était une procession.

Tandis que d’Artagnan et Porthos regardaient avec une ferveur de bon goût qui déguisait une extrême impatience de pousser en avant, un dais magnifique s’approchait, précédé de cent jésuites et de cent dominicains, et escorté par deux archidiacres, un trésorier, un pénitencier et douze chanoines.

Un chantre à la voix foudroyante, un chantre trié certainement dans toutes les voix de la France, comme l’était le tambour-major de la garde impériale dans tous les géants de l’empire, un chantre, escorté de quatre autres chantres qui semblaient n’être là que pour lui servir d’accompagnement, faisait retentir les airs et vibrer les vitres de toutes les maisons.

Sous le dais apparaissait une figure pâle et noble, aux yeux noirs, aux cheveux noirs mêlés de fils d’argent, à la bouche fine et circonspecte, au menton proéminent et anguleux. Cette tête, pleine de gracieuse majesté, était coiffée de la mitre épiscopale, coiffure qui lui donnait, outre le caractère de la souveraineté, celui de l’ascétisme et de la méditation évangélique.

— Aramis ! s’écria involontairement le mousquetaire quand cette figure altière passa devant lui.

Le prélat tressaillit ; il parut avoir entendu