Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/23

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rassé des nuages qui le couvraient, on pratiquait déjà à cette époque cette figure, fort en usage de nos jours dans les premiers Paris et à la chambre, de faire tailler par le forgeron voisin une belle enseigne, sur laquelle un fameux peintre qu’il désigna tracerait deux portraits de la reine avec ces mots en légende : aux médicis.

Le bonhomme Cropoli, après ces recommandations, n’eut que la force d’indiquer à son jeune successeur une cheminée sous la dalle de laquelle il avait enfoui mille louis de dix francs, et il expira.

Cropoli fils, en homme de cœur, supporta la perte avec résignation et le gain sans insolence. Il commença par accoutumer le public à faire sonner si peu l’i final de son nom, que, la complaisance générale aidant, on ne l’appela plus que M. Cropole, ce qui est un nom tout français.

Ensuite il se maria, ayant justement sous la main une petite Française dont il était amoureux, et aux parents de laquelle il arracha une dot raisonnable en montrant le dessous de la dalle de la cheminée.

Ces deux premiers points accomplis, il se mit à la recherche du peintre qui devait faire l’enseigne.

Le peintre fut bientôt trouvé.

C’était un vieil Italien émule des Raphaël et des Carrache, mais émule malheureux. Il se disait de l’école vénitienne, sans doute parce qu’il aimait fort la couleur. Ses ouvrages, dont jamais il n’avait vendu un seul, tiraient l’œil à cent pas et déplaisaient formidablement aux bourgeois, si bien qu’il avait fini par ne plus rien faire.

Il se vantait toujours d’avoir peint une salle de bain pour madame la maréchale d’Ancre, et se plaignait que cette salle eût été brûlée lors du désastre du maréchal.

Cropoli, en sa qualité de compatriote, était indulgent pour Pittrino. C’était le nom de l’artiste. Peut-être avait-il vu les fameuses peintures de la salle de bain. Toujours est-il qu’il avait dans une telle estime, voire dans une telle amitié, le fameux Pittrino, qu’il le retira chez lui.

Pittrino, reconnaissant et nourri de macaroni, apprit à propager la réputation de ce mets national, et, du temps de son fondateur, il avait rendu par sa langue infatigable des services signalés à la maison Cropoli.

En vieillissant, il s’attacha au fils comme au père, et peu à peu devint l’espèce de surveillant d’une maison où sa probité intègre, sa sobriété reconnue, sa chasteté proverbiale, et mille autres vertus que nous jugeons inutile d’énumérer ici, lui donnèrent place éternelle au foyer, avec droit d’inspection sur les domestiques. En outre, c’était lui qui goûtait le macaroni, pour maintenir le goût pur de l’antique tradition ; il faut dire qu’il ne pardonnait pas un grain de poivre de plus ou un atome de parmesan en moins. Sa joie fut bien grande le jour où, appelé à partager le secret de Cropole fils, il fut chargé de peindre la fameuse enseigne.

On le vit fouiller avec ardeur dans une vieille boîte, où il retrouva des pinceaux un peu mangés par les rats, mais encore passables, des couleurs dans des vessies à peu près desséchées, de l’huile de lin dans une bouteille, et une palette qui avait appartenu autrefois au Bronzino, ce diou de la pittoure, comme disait, dans son enthousiasme toujours juvénile, l’artiste ultramontain.

Pittrino était grandi de toute la joie d’une réhabilitation.

Il fit comme avait fait Raphaël, il changea de manière et peignit, à la façon d’Albane, deux déesses plutôt que deux reines. Ces dames illustres étaient tellement gracieuses sur l’enseigne, elles offraient aux regards étonnés un tel assemblage de lis et de roses, résultat enchanteur du changement de manière de Pittrino ; elles affectaient des poses de sirènes tellement anacréontiques, que le principal échevin, lorsqu’il fut admis à voir ce morceau capital dans la salle de Cropole, déclara tout de suite que ces dames étaient trop belles et d’un charme trop animé pour figurer comme enseigne à la vue des passants.

— Son Altesse Royale Monsieur, fut-il dit à Pittrino, qui vient souvent dans notre ville, ne s’arrangerait pas de voir son illustre mère aussi peu vêtue, et il vous enverrait aux oubliettes des États, car il n’a pas toujours le cœur tendre, ce glorieux prince. Effacez donc les deux sirènes ou la légende, sans quoi je vous interdis l’exhibition de l’enseigne. Cela est dans votre intérêt, maître Cropole, et dans le vôtre, seigneur Pittrino.

Que répondre à cela ? Il fallut remercier l’échevin de sa gracieuseté ; c’est ce que fit Cropole.

Mais Pittrino demeura sombre et déçu.

Il sentait bien ce qui allait arriver.

L’édile ne fut pas plutôt parti, que Cropole, se croisant les bras :

— Eh bien ! maître, dit-il, qu’allons-nous faire ?

— Nous allons ôter la légende, dit tristement Pittrino. J’ai là du noir d’ivoire excellent ; ce sera fait en un tour de main, et nous remplacerons les Médicis par les Nymphes ou les Sirènes, comme il vous plaira.

— Non pas, dit Cropole, la volonté de mon père ne serait pas remplie. Mon père tenait…

— Il tenait aux figures, dit Pittrino.

— Il tenait à la légende, dit Cropole.

— La preuve qu’il tenait aux figures, c’est qu’il les avait commandées ressemblantes, et elles le sont, répliqua Pittrino.

— Oui, mais si elles ne l’eussent pas été, qui les eût reconnues sans la légende ? Aujourd’hui même que la mémoire des Blaisois s’oblitère un peu à l’endroit de ces personnes célèbres, qui reconnaîtrait Catherine et Marie sans ces mots : Aux Médicis ?

— Mais enfin, mes figures ? dit Pittrino désespéré, car il sentait que le petit Cropole avait raison. Je ne veux pas perdre le fruit de mon travail.

— Je ne veux pas que vous alliez en prison et moi dans les oubliettes.

— Effaçons Médicis, dit Pittrino suppliant.

— Non, répliqua fermement Cropole. Il me vient une idée, une idée sublime… votre peinture