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doit agir. » Et voilà, mon cher de Guiche, continua Raoul, comment j’ai parlé à M. de Buckingham ; aussi s’est-il rendu sans résistance à mes raisons.

De Guiche, courbé jusqu’alors sous la parole de Raoul, se redressa, les yeux fiers et la main fiévreuse ; il saisit la main de Raoul ; les pommettes de ses joues, après avoir été froides comme la glace, étaient de flamme.

— Et tu as bien parlé, dit-il d’une voix étranglée ; et tu es un brave ami, Raoul, merci ; maintenant, je t’en supplie, laisse-moi seul.

— Tu le veux ?

— Oui, j’ai besoin de repos. Beaucoup de choses ont ébranlé aujourd’hui ma tête et mon cœur ; demain, quand tu reviendras, je ne serai plus le même homme.

— Et bien ! soit, je te laisse, dit Raoul en se retirant.

Le comte fit un pas vers son ami, et l’étreignit cordialement entre ses bras.

Mais, dans cette étreinte amicale, Raoul put distinguer le frissonnement d’une grande passion combattue.

La nuit était fraîche, étoilée, splendide ; après la tempête, la chaleur du soleil avait ramené partout la vie, la joie et la sécurité. Il s’était formé au ciel quelques nuages longs et effilés dont la blancheur azurée promettait une série de beaux jours tempérés par une brise de l’est. Sur la place de l’hôtel, de grandes ombres coupées de larges rayons lumineux formaient comme une gigantesque mosaïque aux dalles noires et blanches.

Bientôt tout s’endormit dans la ville ; il resta une faible lumière dans l’appartement de Madame, qui donnait sur la place, et cette douce clarté de la lampe affaiblie semblait une image de ce calme sommeil d’une jeune fille, dont la vie à peine se manifeste, à peine est sensible, et dont la flamme se tempère aussi quand le corps est endormi.

Bragelonne sortit de sa tente avec la démarche lente et mesurée de l’homme curieux de voir et jaloux de n’être point vu.

Alors, abrité derrière les rideaux épais, embrassant toute la place d’un seul coup d’œil, il vit, au bout d’un instant, les rideaux de la tente de de Guiche s’entrouvrir et s’agiter.

Derrière les rideaux se dessinait l’ombre de de Guiche, dont les yeux brillaient dans l’obscurité, attachés ardemment sur le salon de Madame, illuminé doucement par la lumière intérieure de l’appartement.

Cette douce lueur qui colorait les vitres était l’étoile du comte. On voyait monter jusqu’à ses yeux l’aspiration de son âme tout entière. Raoul, perdu dans l’ombre, devinait toutes les pensées passionnées qui établissaient entre la tente du jeune ambassadeur et le balcon de la princesse un lien mystérieux et magique de sympathie ; lien formé par des pensées empreintes d’une telle volonté, d’une telle obsession, qu’elles sollicitaient certainement les rêves amoureux à descendre sur cette couche parfumée que le comte dévorait avec les yeux de l’âme.

Mais de Guiche et Raoul n’étaient pas les seuls qui veillassent. La fenêtre d’une des maisons de la place était ouverte ; c’était la fenêtre d’une maison habitée par Buckingham.

Sur la lumière qui jaillissait hors de cette dernière fenêtre se détachait en vigueur la silhouette du duc, qui, mollement appuyé sur la traverse sculptée et garnie de velours, envoyait aussi au balcon de Madame ses vœux et les folles visions de son amour.

Bragelonne ne put s’empêcher de sourire.

— Voilà un pauvre cœur bien assiégé, dit-il en songeant à Madame.

Puis, faisant un retour compatissant vers Monsieur :

— Et voilà un pauvre mari bien menacé, ajouta-t-il ; bien lui est d’être un grand prince et d’avoir une armée pour garder son bien.

Bragelonne épia pendant quelque temps le manège des deux soupirants, écouta le ronflement sonore, incivil, de Manicamp, qui ronflait avec autant de fierté que s’il eût eu son habit bleu au lieu d’avoir son habit violet, se tourna vers la brise qui apportait à lui le chant lointain d’un rossignol ; puis, après avoir fait sa provision de mélancolie, autre maladie nocturne, il rentra se coucher en songeant, pour son propre compte, que peut-être quatre ou six yeux tout aussi ardents que ceux de de Guiche ou de Buckingham couvaient son idole à lui dans le château de Blois.

— Et ce n’est pas une bien solide garnison que mademoiselle de Montalais, dit-il tout bas en soupirant tout haut.


LXXXVII

DU HAVRE À PARIS.


Le lendemain, les fêtes eurent lieu avec toute la pompe et toute l’allégresse que les ressources de la ville et la disposition des esprits pouvaient donner.

Pendant les dernières heures passées au Havre, le départ avait été préparé.

Madame, après avoir fait ses adieux à la flotte anglaise et salué une dernière fois la patrie en saluant son pavillon, monta en carrosse au milieu d’une brillante escorte.

De Guiche espérait que le duc de Buckingham retournerait avec l’amiral en Angleterre ; mais Buckingham parvint à prouver à la reine que ce serait une inconvenance de laisser arriver Madame presque abandonnée à Paris.

Ce point une fois arrêté, que Buckingham accompagnerait Madame, le jeune duc se choisit une cour de gentilshommes et d’officiers destinés à lui faire cortège à lui-même ; en sorte que ce fut une armée qui s’achemina vers Paris, semant l’or et jetant les démonstrations brillantes au milieu des villes et des villages qu’elle traversait.

Le temps était beau. La France était belle à voir, surtout de cette route que traversait le cortège. Le printemps jetait ses fleurs et ses feuil-