Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/264

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coup Raoul en enjambant la barrière où, un instant auparavant, s’adossaient les deux causeurs ; le pédagogue est là et il vous écoute.

De Wardes, à la voix de Raoul qu’il reconnut sans avoir besoin de le regarder, tira son épée à demi.

— Rentrez votre épée, dit Raoul ; vous savez bien que pendant le voyage que nous accomplissons, toute démonstration de ce genre serait inutile. Rentrez votre épée, mais aussi rentrez votre langue. Pourquoi mettez-vous dans le cœur de celui que vous nommez votre ami tout le fiel qui ronge le vôtre ? À moi, vous voulez faire haïr un honnête homme, ami de mon père et des miens ; au comte, vous voulez faire aimer une femme destinée à votre maître. En vérité, Monsieur, vous seriez un traître et un lâche à mes yeux, si, bien plus justement, je ne vous regardais comme un fou.

— Monsieur, s’écria de Wardes exaspéré, je ne m’étais donc pas trompé en vous appelant un pédagogue ! Ce ton que vous affectez, cette forme dont vous faites la vôtre, est celle d’un jésuite fouetteur et non celle d’un gentilhomme. Quittez donc, je vous prie, vis-à-vis de moi, cette forme et ce ton. Je hais M. d’Artagnan parce qu’il a commis une lâcheté envers mon père.

— Vous mentez, Monsieur, dit froidement Raoul.

— Oh ! s’écria de Wardes, vous me donnez un démenti, Monsieur ?

— Pourquoi pas, si ce que vous dites est faux ?

— Vous me donnez un démenti et vous ne mettez pas l’épée à la main ?

— Monsieur, je me suis promis à moi-même de ne vous tuer que lorsque nous aurons remis Madame à son époux.

— Me tuer ? Oh ! votre poignée de verges ne tue point ainsi, monsieur le pédant.

— Non, répliqua froidement Raoul, mais l’épée de M. d’Artagnan tue ; et non-seulement j’ai cette épée, Monsieur, mais c’est lui qui m’a appris à m’en servir, et c’est avec cette épée, Monsieur, que je vengerai, en temps utile, son nom outragé par vous.

— Monsieur, Monsieur ! s’écria de Wardes, prenez garde ! Si vous ne me rendez pas raison sur-le-champ, tous les moyens me seront bons pour me venger !

— Oh ! oh ! Monsieur ! fit Buckingham en apparaissant tout à coup sur le théâtre de la scène, voilà une menace qui frise l’assassinat, et qui, par conséquent, est d’assez mauvais goût pour un gentilhomme.

— Vous dites, monsieur le duc ? dit de Wardes en se retournant.

— Je dis que vous venez de prononcer des paroles qui sonnent mal à mes oreilles anglaises.

— Eh bien ! Monsieur, si ce que vous dites est vrai, s’écria de Wardes exaspéré, tant mieux ! je trouverai au moins en vous un homme qui ne me glissera pas entre les doigts. Prenez donc mes paroles comme vous l’entendez.

— Je les prends comme il faut, Monsieur, répondit Buckingham avec ce ton hautain qui lui était particulier et qui donnait, même dans la conversation ordinaire, le ton de défi à ce qu’il disait ; M. de Bragelonne est mon ami, vous insultez M. de Bragelonne, vous me rendrez raison de cette insulte.

De Wardes jeta un regard sur Bragelonne, qui, fidèle à son rôle, demeurait calme et froid, même devant le défi du duc.

— Et d’abord, il paraît que je n’insulte pas M. de Bragelonne, puisque M. de Bragelonne, qui a une épée au côté, ne se regarde pas comme insulté.

— Mais, enfin, vous insultez quelqu’un ?

— Oui, j’insulte M. d’Artagnan, reprit de Wardes, qui avait remarqué que ce nom était le seul aiguillon avec lequel il pût éveiller la colère de Raoul.

— Alors, dit Buckingham, c’est autre chose.

— N’est-ce pas ? dit de Wardes. C’est donc aux amis de M. d’Artagnan de le défendre.

— Je suis tout à fait de votre avis, Monsieur, répondit l’Anglais, qui avait retrouvé tout son flegme ; pour M. de Bragelonne offensé, je ne pouvais, raisonnablement, prendre le parti de M. de Bragelonne, puisqu’il est là ; mais dès qu’il est question de M. d’Artagnan…

— Vous me laissez la place, n’est-ce pas, Monsieur ? dit de Wardes.

— Non pas, au contraire, je dégaine, dit Buckingham en tirant son épée du fourreau, car si M. d’Artagnan a offensé M. votre père, il a rendu ou, du moins, il a tenté de rendre un grand service au mien.

De Wardes fit un mouvement de stupeur.

— M. d’Artagnan, poursuivit Buckingham, est le plus galant gentilhomme que je connaisse. Je serai donc enchanté, lui ayant des obligations personnelles, de vous les payer, à vous, d’un coup d’épée.

Et, en même temps, Buckingham tira gracieusement son épée, salua Raoul et se mit en garde.

De Wardes fit un pas pour croiser le fer.

— Là ! là ! Messieurs, dit Raoul en s’avançant et en posant à son tour son épée nue entre les combattants, tout cela ne vaut pas la peine qu’on s’égorge presque aux yeux de la princesse. M. de Wardes dit du mal de M. d’Artagnan, mais il ne connaît même pas M. d’Artagnan.

— Oh ! oh ! fit de Wardes en grinçant des dents et en abaissant la pointe de son épée sur le bout de sa botte ; vous dites que moi, je ne connais pas M. d’Artagnan ?

— Eh ! non, vous ne le connaissez pas, reprit froidement Raoul, et même vous ignorez où il est.

— Moi ! j’ignore où il est ?

— Sans doute, il faut bien que cela soit ainsi, puisque vous cherchez, à son propos, querelle à des étrangers, au lieu d’aller trouver M. d’Artagnan où il est.

De Wardes pâlit.

— Eh bien ! je vais vous le dire, moi, Monsieur, où il est, continua Raoul ; M. d’Artagnan est à Paris ; il loge au Louvre quand il est de service ; rue des Lombards quand il ne l’est pas ; M. d’Artagnan est parfaitement trouvable à l’un ou l’autre de ces deux domiciles ; donc, ayant tous les griefs que vous avez contre lui, vous n’êtes point un galant homme en ne l’allant