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— J’obéirai, ma mère.

— Et vous serez satisfait, Philippe. Trouvez-moi le duc.

— Oh ! ce ne sera point difficile.

— Où croyez-vous qu’il soit ?

— Pardieu ! à la porte de Madame, dont il attend le lever : c’est hors de doute.

— Bien ! fit Anne d’Autriche avec calme. Veuillez dire au duc que je le prie de me venir voir.

Philippe baisa la main de sa mère et partit à la recherche de M. de Buckingham.


XCII

FOR EVER !


Milord Buckingham, soumis à l’invitation de la reine mère, se présenta chez elle une demi-heure après le départ du duc d’Orléans.

Lorsque son nom fut prononcé par l’huissier, la reine, qui s’était accoudée sur sa table, la tête dans ses mains, se releva et reçut avec un sourire le salut plein de grâce et de respect que le duc lui adressait.

Anne d’Autriche était belle encore. On sait qu’à cet âge déjà avancé ses longs cheveux cendrés, ses belles mains, ses lèvres vermeilles faisaient encore l’admiration de tous ceux qui la voyaient.

En ce moment, tout entière à un souvenir qui remuait le passé dans son cœur, elle était aussi belle qu’aux jours de la jeunesse, alors que son palais s’ouvrait pour recevoir, jeune et passionné, le père de ce Buckingham, cet infortuné qui avait vécu pour elle, qui était mort en prononçant son nom.

Anne d’Autriche attacha donc sur Buckingham un regard si tendre, que l’on y découvrait à la fois la complaisance d’une affection maternelle et quelque chose de doux comme une coquetterie d’amante.

— Votre Majesté, dit Buckingham avec respect, a désiré me parler ?

— Oui, duc, répliqua la reine en anglais. Veuillez vous asseoir.

Cette faveur que faisait Anne d’Autriche au jeune homme, cette caresse de la langue du pays dont le duc était sevré depuis son séjour en France, remuèrent profondément son âme. Il devina sur-le-champ que la reine avait quelque chose à lui demander.

Après avoir donné les premiers moments à l’oppression qu’elle avait ressentie, la reine reprit son air riant.

— Monsieur, dit-elle en français, comment trouvez-vous la France ?

— Un beau pays, Madame, répliqua le duc.

— L’aviez-vous déjà vue ?

— Déjà une fois, oui, Madame.

— Mais, comme tout bon Anglais, vous préférez l’Angleterre ?

— J’aime mieux ma patrie que la patrie d’un Français, répondit le duc ; mais si Votre Majesté me demande lequel des deux séjours je préfère, Londres ou Paris, je répondrai Paris.

Anne d’Autriche remarqua le ton plein de chaleur avec lequel ces paroles avaient été prononcées.

— Vous avez, m’a-t-on dit, milord, de beaux biens chez vous ; vous habitez un palais riche et ancien ?

— Le palais de mon père, répliqua Buckingham en baissant les yeux.

— Ce sont là des avantages précieux et des souvenirs, répliqua la reine en touchant malgré elle des souvenirs dont on ne se sépare pas volontiers.

— En effet, dit le duc subissant l’influence mélancolique de ce préambule, les gens de cœur rêvent autant par le passé ou par l’avenir que par le présent.

— C’est vrai, dit la reine à voix basse. Il en résulte, ajouta-t-elle, que vous, milord, qui êtes un homme de cœur… vous quitterez bientôt la France… pour vous renfermer dans vos richesses, dans vos reliques.

Buckingham leva la tête.

— Je ne crois pas, dit-il, Madame.

— Comment ?

— Je pense, au contraire, que je quitterai l’Angleterre pour venir habiter la France.

Ce fut au tour d’Anne d’Autriche à manifester son étonnement.

— Quoi ! dit-elle, vous ne vous trouvez donc pas dans la faveur du nouveau roi ?

— Au contraire, Madame, Sa Majesté m’honore d’une bienveillance sans bornes.

— Il ne se peut, dit la reine, que votre fortune soit diminuée ; on la disait considérable.

— Ma fortune, Madame, n’a jamais été plus florissante.

— Il faut alors que ce soit quelque cause secrète ?

— Non, Madame, dit vivement Buckingham, il n’est rien dans la cause de ma détermination qui soit secret. J’aime le séjour de France, j’aime une cour pleine de goût et de politesse ; j’aime enfin, Madame, ces plaisirs un peu sérieux qui ne sont pas les plaisirs de mon pays et qu’on trouve en France.

Anne d’Autriche sourit avec finesse.

— Les plaisirs sérieux ! dit-elle ; avez-vous bien réfléchi, monsieur de Buckingham, à ce sérieux-là ?

Le duc balbutia.

— Il n’est pas de plaisir si sérieux, continua la reine, qui doive empêcher un homme de votre rang…

— Madame, interrompit le duc, Votre Majesté insiste beaucoup sur ce point, ce me semble.

— Vous trouvez, duc ?

— C’est, n’en déplaise à Votre Majesté, la deuxième fois qu’elle vante les attraits de l’Angleterre aux dépens du charme qu’on éprouve à vivre en France.

Anne d’Autriche s’approcha du jeune homme, et, posant sa belle main sur son épaule qui tressaillit au contact :

— Monsieur, dit-elle, croyez-moi, rien ne vaut le séjour du pays natal. Il m’est arrivé, à moi,