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temps je cherchais l’occasion de causer avec vous ; aujourd’hui seulement, je l’ai trouvée. Quant au lieu, il est mal choisi, j’en conviens ; mais si vous voulez vous donner la peine de venir jusque chez moi, mon chez moi est justement dans l’escalier qui aboutit à la galerie.

— Je vous suis, Monsieur, dit de Wardes.

— Est-ce que vous êtes seul ici, Monsieur ? fit d’Artagnan.

— Non pas, j’ai MM. Manicamp et de Guiche, deux de mes amis.

— Bien, dit d’Artagnan ; mais deux personnes, c’est peu. Vous en trouverez bien encore quelques-unes, n’est-ce pas ?

— Certes, dit le jeune homme, qui ne savait pas où d’Artagnan voulait en venir. Tant que vous en voudrez.

— Des amis ?

— Oui, Monsieur.

— De bons amis ?

— Sans doute.

— Eh bien ! faites-en provision, je vous prie. Et vous, Raoul, venez… Amenez aussi M. de Guiche ; amenez M. de Buckingham, s’il vous plaît.

— Oh ! mon Dieu, Monsieur, que de tapage ! répondit de Wardes en essayant de sourire.

Le capitaine lui fit, de la main, un petit signe pour lui recommander la patience.

— Je suis toujours impassible. Donc, je vous attends, Monsieur, dit-il.

— Attendez-moi.

— Alors, au revoir !

Et il se dirigea du côté de son appartement.

La chambre de d’Artagnan n’était point solitaire : le comte de La Fère attendait, assis dans l’embrasure d’une fenêtre.

— Eh bien ? demanda-t-il à d’Artagnan en le voyant rentrer.

— Eh bien, dit celui-ci, M. de Wardes veut bien m’accorder l’honneur de me faire une petite visite, en compagnie de quelques-uns de ses amis et des nôtres.

En effet, derrière le mousquetaire apparurent de Wardes et Manicamp.

De Guiche et Buckingham les suivaient, assez surpris et ne sachant ce qu’on leur voulait.

Raoul venait avec deux ou trois gentilshommes. Son regard erra, en entrant, sur toutes les parties de la chambre. Il aperçut le comte et alla se placer près de lui.

D’Artagnan recevait ses visiteurs avec toute la courtoisie dont il était capable.

Il avait conservé sa physionomie calme et polie.

Tous ceux qui se trouvaient là étaient des hommes de distinction occupant un poste à la cour.

Puis, lorsqu’il eut fait à chacun ses excuses du dérangement qu’il lui causait, il se retourna vers de Wardes, qui, malgré sa puissance sur lui-même, ne pouvait empêcher sa physionomie d’exprimer une surprise mêlée d’inquiétude.

— Monsieur, dit-il, maintenant que nous voici hors du palais du roi, maintenant que nous pouvons causer tout haut sans manquer aux convenances, je vais vous faire savoir pourquoi j’ai pris la liberté de vous prier de passer chez moi et d’y convoquer en même temps ces Messieurs. J’ai appris, par M. le comte de La Fère, mon ami, les bruits injurieux que vous semiez sur mon compte ; vous m’avez dit que vous me teniez pour votre ennemi mortel, attendu que j’étais, dites-vous, celui de votre père.

— C’est vrai, Monsieur, j’ai dit cela, reprit de Wardes, dont la pâleur se colora d’une légère flamme.

— Ainsi, vous m’accusez d’un crime, d’une faute ou d’une lâcheté. Je vous prie de préciser votre accusation.

— Devant témoins, Monsieur.

— Oui, sans doute, devant témoins, et vous voyez que je les ai choisis experts en matière d’honneur.

— Vous n’appréciez pas ma délicatesse, Monsieur. Je vous ai accusé, c’est vrai ; mais j’ai gardé le secret sur l’accusation. Je ne suis entré dans aucun détail, je me suis contenté d’exprimer ma haine devant des personnes pour lesquelles c’était presque un devoir de vous la faire connaître. Vous ne m’avez pas tenu compte de ma discrétion, quoique vous fussiez intéressé à mon silence. Je ne reconnais point là votre prudence habituelle, monsieur d’Artagnan.

D’Artagnan se mordit le coin de la moustache.

— Monsieur, dit-il, j’ai déjà eu l’honneur de vous prier d’articuler les griefs que vous aviez contre moi.

— Tout haut ?

— Parbleu !

— Je parlerai donc.

— Parlez, Monsieur, dit d’Artagnan en s’inclinant, nous vous écoutons tous.

— Eh bien ! Monsieur, il s’agit, non pas d’un tort envers moi, mais d’un tort envers mon père.

— Vous l’avez déjà dit.

— Oui, mais il y a certaines choses qu’on n’aborde qu’avec hésitation.

— Si cette hésitation existe réellement, je vous prie de la surmonter, Monsieur.

— Même dans le cas où il s’agirait d’une action honteuse ?

— Dans tous les cas.

Les témoins de cette scène commencèrent par se regarder entre eux avec une certaine inquiétude. Cependant, ils se rassurèrent en voyant que le visage de d’Artagnan ne manifestait aucune émotion.

De Wardes gardait le silence.

— Parlez, Monsieur, dit le mousquetaire. Vous voyez bien que vous nous faites attendre.

— Eh bien, écoutez. Mon père aimait une femme, une femme noble ; cette femme aimait mon père.

D’Artagnan échangea un regard avec Athos.

De Wardes continua.

— M. d’Artagnan surprit des lettres qui indiquaient un rendez-vous, se substitua, sous un déguisement, à celui qui était attendu et abusa de l’obscurité.

— C’est vrai, dit d’Artagnan.

Un léger murmure se fit entendre parmi les assistants.