— Tout de suite ?
— Non pas, c’eût été impossible. Le roi ne voulait pas, ou plutôt M. de Mazarin ne voulait pas paraître destituer ces deux gaillards issus de la barricade ; il a donc souffert qu’ils fissent pour se retirer des conditions léonines.
— Quelles conditions ?
— Frémissez !… trois années du revenu comme pot-de-vin.
— Diable ! en sorte que les cent cinquante mille livres ont passé dans leurs mains ?
— Juste.
— Et outre cela ?
— Une somme de quinze mille écus ou cinquante mille pistoles, comme il vous plaira, en trois paiements.
— C’est exorbitant.
— Ce n’est pas tout.
— Allons donc !
— Faute à moi de remplir l’une des conditions, ces messieurs rentrent dans leur charge. On a fait signer cela au roi.
— C’est énorme ! c’est incroyable !
— C’est comme cela.
— Je vous plains, mon pauvre Baisemeaux. Mais alors, cher ami, pourquoi diable M. de Mazarin vous a-t-il accordé cette prétendue faveur ? Il était plus simple de vous la refuser.
— Oh ! oui ! mais il a eu la main forcée par mon protecteur.
— Votre protecteur ! qui cela ?
— Parbleu ! un de vos amis, M. d’Herblay.
— M. d’Herblay ? Aramis ?
— Aramis, précisément, il a été charmant pour moi.
— Charmant ! de vous faire passer sous ces fourches ?
— Écoutez donc ! je voulais quitter le service du cardinal. M. d’Herblay parla pour moi à Louvière et à Tremblay ; ils résistèrent ; j’avais envie de la place, car je sais ce qu’elle peut donner, je m’ouvris à M. d’Herblay sur ma détresse : il m’offrit de répondre pour moi à chaque paiement.
— Bah ! Aramis ? Oh ! vous me stupéfiez. Aramis répondit pour vous ?
— En galant homme. Il obtint la signature ; Tremblay et Louvière se démirent ; j’ai fait payer vingt-cinq mille livres chaque année de bénéfice à un de ces deux messieurs ; chaque année aussi, en mai, M. d’Herblay vint lui-même à la Bastille m’apporter deux mille cinq cents pistoles pour distribuer à mes crocodiles.
— Alors, vous devez cent cinquante mille livres à Aramis ?
— Eh ! voilà mon désespoir, je ne lui en dois que cent mille.
— Je ne vous comprends pas parfaitement.
— Eh ! sans doute, il n’est venu que deux ans. Mais aujourd’hui nous sommes le 31 mai, et il n’est pas venu, et c’est demain l’échéance, à midi. Et demain, si je n’ai pas payé, ces messieurs, aux termes du contrat, peuvent rentrer dans le marché ; je serai dépouillé et j’aurai travaillé trois ans et donné deux cent cinquante mille livres pour rien, mon cher monsieur d’Artagnan, pour rien absolument.
— Voilà qui est curieux, murmura d’Artagnan.
— Concevez-vous maintenant que je puisse avoir un pli sur le front ?
— Oh ! oui.
— Concevez-vous que, malgré cette rondeur de fromage et cette fraîcheur de pomme d’api, malgré ces yeux brillants comme des charbons allumés, je sois arrivé à craindre de n’avoir plus même un fromage ni une pomme d’api à manger, et de n’avoir plus que des yeux pour pleurer ?
— C’est désolant.
— Je suis donc venu à vous, monsieur d’Artagnan, car vous seul pouvez me tirer de peine.
— Comment cela ?
— Vous connaissez l’abbé d’Herblay ?
— Pardieu !
— Vous le connaissez mystérieux ?
— Oh ! oui.
— Vous pouvez me donner l’adresse de son presbytère, car j’ai cherché à Noisy-le-Sec, et il n’y est plus.
— Parbleu ! il est évêque de Vannes.
— Vannes, en Bretagne ?
— Oui.
Le petit homme se mit à s’arracher les cheveux.
— Hélas ! dit-il, comment aller à Vannes d’ici demain à midi ?… Je suis un homme perdu. Vannes ! Vannes ! criait Baisemeaux.
— Votre désespoir me fait mal. Écoutez donc, un évêque ne réside pas toujours ; monseigneur d’Herblay pourrait n’être pas si loin que vous le craignez.
— Oh ! dites-moi son adresse.
— Je ne sais, mon ami.
— Décidément me voilà perdu ! Je vais aller me jeter aux pieds du roi.
— Mais, Baisemeaux, vous m’étonnez ; comment, la Bastille pouvant produire cinquante mille livres, n’avez-vous pas poussé la vis pour en faire produire cent mille ?
— Parce que je suis un honnête homme, cher monsieur d’Artagnan, et que mes prisonniers sont nourris comme des potentats.
— Pardieu ! vous voilà bien avancé ; donnez-vous une bonne indigestion avec vos belles nourritures, et crevez-moi d’ici à demain midi.
— Cruel ! il a le cœur de rire.
— Non, vous m’affligez… Voyons, Baisemeaux, avez-vous une parole d’honneur ?
— Oh ! capitaine !
— Eh bien ! donnez-moi votre parole que vous n’ouvrirez la bouche à personne de ce que je vais vous dire.
— Jamais ! jamais !
— Vous voulez mettre la main sur Aramis ?
— À tout prix !
— Eh bien ! allez trouver M. Fouquet.
— Quel rapport…
— Niais que vous êtes !… Où est Vannes ?
— Dame !…
— Vannes est dans le diocèse de Belle-Isle, ou Belle-Isle dans le diocèse de Vannes. Belle-Isle est à M. Fouquet : M. Fouquet a fait nommer M. d’Herblay à cet évêché.