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Voilà ce qui se passait, dans cette mémorable soirée, au jeu du roi.

La jeune reine, quoique Espagnole et nièce d’Anne d’Autriche, aimait le roi et ne savait pas dissimuler.

Anne d’Autriche, observatrice, comme toute femme et impérieuse comme toute reine, sentit la puissance de Madame et s’inclina tout aussitôt.

Ce qui détermina la jeune reine à lever le siège et à rentrer chez elle.

À peine le roi fit-il attention à ce départ, malgré les symptômes affectés d’indisposition qui l’accompagnaient.

Fort des lois de l’étiquette qu’il commençait à introduire chez lui comme élément de toute relation, Louis XIV ne s’émut point ; il offrit la main à Madame sans regarder Monsieur, son frère, et conduisit la jeune princesse jusqu’à la porte de son appartement.

On remarqua que, sur le seuil de la porte, Sa Majesté, libre de toute contrainte ou moins forte que la situation, laissa échapper un énorme soupir.

Les femmes, car elles remarquent tout, mademoiselle de Montalais, par exemple, ne manquèrent pas de dire à leurs compagnes :

— Le roi a soupiré.

— Madame a soupiré.

C’était vrai.

Madame avait soupiré sans bruit, mais avec un accompagnement bien plus dangereux pour le repos du roi.

Madame avait soupiré en fermant ses beaux yeux noirs, puis elle les avait rouverts, et, tout chargés qu’ils étaient d’une indicible tristesse, elle les avait relevés sur le roi, dont le visage, à ce moment, s’était empourpré visiblement.

Il résultait de cette rougeur, de ces soupirs échangés et de tout ce mouvement royal, que Montalais avait commis une indiscrétion, et que cette indiscrétion avait certainement affecté sa compagne, car mademoiselle de La Vallière, moins perspicace sans doute, pâlit quand rougit le roi, et, son service l’appelant chez Madame, entra toute tremblante derrière la princesse, sans songer à prendre les gants, ainsi que le cérémonial le voulait.

Il est vrai que cette provinciale pouvait alléguer pour excuse le trouble où la jetait la majesté royale. En effet, mademoiselle de La Vallière, tout occupée de refermer la porte, avait involontairement les yeux attachés sur le roi, qui marchait à reculons.

Le roi rentra dans la salle de jeu ; il voulut parler à diverses personnes, mais l’on put voir qu’il n’avait pas l’esprit fort présent.

Il brouilla divers comptes dont profitèrent divers seigneurs qui avaient retenu ces habitudes depuis M. de Mazarin, mauvaise mémoire, mais bonne arithmétique.

Ainsi Manicamp, distrait personnage s’il en fut, que le lecteur ne s’y trompe pas, Manicamp, l’homme le plus honnête du monde, ramassa purement et simplement vingt mille livres qui traînaient sur le tapis et dont la propriété ne paraissait légitimement acquise à personne.

Ainsi M. de Wardes, qui avait la tête un peu embarrassée par les affaires de la soirée, laissa-t-il soixante louis doubles qu’il avait gagnés à M. de Buckingham, et que celui-ci, incapable comme son père de salir ses mains avec une monnaie quelconque, abandonna au chandelier, ce chandelier dût il être vivant.

Le roi ne recouvra un peu de son attention qu’au moment où M. Colbert, qui guettait depuis quelques instants, s’approcha, et, fort respectueusement sans doute, mais avec insistance, déposa un de ses conseils dans l’oreille encore bourdonnante de Sa Majesté.

Au conseil, Louis prêta une attention nouvelle, et, aussitôt, jetant ses regards devant lui :

— Est-ce que M. Fouquet, dit-il, n’est plus là ?

— Si fait, si fait, sire, répliqua la voix du surintendant, occupé avec Buckingham.

Et il s’approcha. Le roi fit un pas vers lui d’un air charmant et plein de négligence.

— Pardon, monsieur le surintendant, si je trouble votre conversation, dit Louis ; mais je vous réclame partout où j’ai besoin de vous.

— Mes services sont au roi toujours, répliqua Fouquet.

— Et surtout votre caisse, dit le roi en riant d’un sourire faux.

— Ma caisse plus encore que le reste, dit froidement Fouquet.

— Voici le fait, Monsieur. Je veux donner une fête à Fontainebleau. Quinze jours de maison ouverte. J’ai besoin de…

Il regarda obliquement Colbert.

Fouquet attendit sans se troubler.

— De… ? dit-il.

— De quatre millions ? fit le roi répondant au sourire cruel de Colbert.

— Quatre millions ? dit Fouquet en s’inclinant profondément.

Et ses ongles, entrant dans sa poitrine, y creusèrent un sillon sanglant sans que la sérénité de son visage en fût un moment altérée.

— Oui, Monsieur, dit le roi.

— Quand, sire ?

— Mais… prenez votre temps… C’est-à-dire… non… le plus tôt possible.

— Il faut le temps.

— Le temps ! s’écria Colbert triomphant.

— Le temps de compter les écus, fit le surintendant avec un majestueux mépris ; l’on ne tire et l’on ne pèse qu’un million par jour, Monsieur.

— Quatre jours, alors, dit Colbert.

— Oh ! répliqua Fouquet en s’adressant au roi, mes commis font des prodiges pour le service de Sa Majesté. La somme sera prête dans trois jours.

Colbert pâlit à son tour. Louis le regarda étonné.

Fouquet se retira sans forfanterie, sans faiblesse, souriant aux nombreux amis dans le regard desquels, seul, il lisait une véritable amitié, un intérêt allant jusqu’à la compassion.

Il ne fallait pas juger Fouquet sur ce sourire ; Fouquet avait, en réalité, la mort dans le cœur.

Quelques gouttes de sang tachaient, sous son habit, le fin tissu qui couvrait sa poitrine.

L’habit cachait le sang, le sourire, la rage.

À la façon dont il aborda son carrosse, ses