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cardinal, rien sur celui de sa mère, rien sur celui des assistants, il se résigna et s’assit, ayant soin de s’asseoir avant tout le monde.

Les gentilshommes et les dames furent présentés à Leurs Majestés et à M. le cardinal.

Le roi remarqua que sa mère et lui connaissaient rarement le nom de ceux qu’on leur présentait, tandis que le cardinal, au contraire, ne manquait jamais, avec une mémoire et une présence d’esprit admirables, de parler à chacun de ses terres, de ses aïeux ou de ses enfants, dont il leur nommait quelques-uns, ce qui enchantait ces dignes hobereaux et les confirmait dans cette idée que celui-là est seulement et véritablement roi qui connaît ses sujets, par cette même raison que le soleil n’a pas de rival, parce que seul le soleil échauffe et éclaire.

L’étude du jeune roi, commencée depuis longtemps sans que l’on s’en doutât, continuait donc, et il regardait attentivement, pour tâcher de démêler quelque chose dans leur physionomie, les figures qui lui avaient d’abord paru les plus insignifiantes et les plus triviales.

On servit une collation. Le roi, sans oser la réclamer de l’hospitalité de son oncle, l’attendait avec impatience. Aussi cette fois eut-il tous les honneurs dus, sinon à son rang, du moins à son appétit.

Quant au cardinal, il se contenta d’effleurer de ses lèvres flétries un bouillon servi dans une tasse d’or. Le ministre tout-puissant, qui avait pris à la reine mère sa régence, au roi sa royauté, n’avait pu prendre à la nature un bon estomac.

Anne d’Autriche, souffrant déjà du cancer dont six ou huit mois plus tard elle devait mourir, ne mangeait guère plus que le cardinal.

Quant à Monsieur, encore tout ébouriffé du grand événement qui s’accomplissait dans sa vie provinciale, il ne mangeait pas du tout.

Madame seule, en véritable Lorraine, tenait tête à Sa Majesté ; de sorte que Louis XIV, qui, sans partenaire, eût mangé à peu près seul, sut grand gré à sa tante d’abord, puis ensuite à M. de Saint-Remy, son maître d’hôtel, qui s’était réellement distingué.

La collation finie, sur un signe d’approbation de M. de Mazarin, le roi se leva, et sur l’invitation de sa tante, il se mit à parcourir les rangs de l’assemblée.

Les dames observèrent alors, il y a certaines choses pour lesquelles les femmes sont aussi bonnes observatrices à Blois qu’à Paris, les dames observèrent alors que Louis XIV avait le regard prompt et hardi, ce qui promettait aux attraits de bon aloi un appréciateur distingué. Les hommes, de leur côté, observèrent que le prince était fier et hautain, qu’il aimait à faire baisser les yeux qui le regardaient trop longtemps ou trop fixement, ce qui semblait présager un maître.

Louis XIV avait accompli le tiers de sa revue à peu près, quand ses oreilles furent frappées d’un mot que prononça Son Éminence, laquelle s’entretenait avec Monsieur.

Ce mot était un nom de femme.

À peine Louis XIV eut-il entendu ce mot, qu’il n’entendit ou plutôt qu’il n’écouta plus rien autre chose, et que, négligeant l’arc du cercle qui attendait sa visite, il ne s’occupa plus que d’expédier promptement l’extrémité de la courbe.

Monsieur, en bon courtisan, s’informait près de Son Éminence de la santé de ses nièces. En effet, cinq ou six ans auparavant, trois nièces étaient arrivées d’Italie au cardinal : c’étaient mesdemoiselles Hortense, Olympe et Marie de Mancini.

Monsieur s’informait donc de la santé des nièces du cardinal ; il regrettait, disait-il, de n’avoir pas le bonheur de les recevoir en même temps que leur oncle ; elles avaient certainement grandi en beauté et en grâces, comme elles promettaient de le faire la première fois que Monsieur les avait vues.

Ce qui avait d’abord frappé le roi, c’était un certain contraste dans la voix des deux interlocuteurs. La voix de Monsieur était calme et naturelle lorsqu’il parlait ainsi, tandis que celle de M. de Mazarin sauta d’un ton et demi pour lui répondre au-dessus du diapason de sa voix ordinaire.

On eût dit qu’il désirait que cette voix allât frapper au bout de la salle une oreille qui s’éloignait trop.

— Monseigneur, répliqua-t-il, mesdemoiselles de Mazarin ont encore toute une éducation à terminer, des devoirs à remplir, une position à apprendre. Le séjour d’une cour jeune et brillante les dissipe un peu.

Louis, à cette dernière épithète, sourit tristement. La cour était jeune, c’est vrai, mais l’avarice du cardinal avait mis bon ordre à ce qu’elle ne fût point brillante.

— Vous n’avez cependant point l’intention, répondait Monsieur, de les cloîtrer ou de les faire bourgeoises ?

— Pas du tout, reprit le cardinal en forçant sa prononciation italienne de manière que, de douce et veloutée qu’elle était, elle devint aiguë et vibrante ; pas du tout. J’ai bel et bien l’intention de les marier, et du mieux qu’il me sera possible.

— Les partis ne manqueront pas, monsieur le cardinal, répondait Monsieur avec une bonhomie de marchand qui félicite son confrère.

— Je l’espère, Monseigneur, d’autant plus que Dieu leur a donné à la fois la grâce, la sagesse et la beauté.

Pendant cette conversation, Louis XIV, conduit par Madame, accomplissait, comme nous l’avons dit, le cercle des présentations.

— Mademoiselle Arnoux, disait la princesse en présentant à Sa Majesté une grosse blonde de vingt-deux ans, qu’à la fête d’un village on eût prise pour une paysanne endimanchée, mademoiselle Arnoux, fille de ma maîtresse de musique.

Le roi sourit. Madame n’avait jamais pu tirer quatre notes justes de la viole ou du clavecin.

— Mademoiselle Aure de Montalais, continua Madame, fille de qualité et bonne servante.

Cette fois ce n’était plus le roi qui riait, c’était la jeune fille présentée, parce que, pour la première fois de sa vie, elle s’entendait donner par