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Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/300

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— Parce que j’allais vous en demander, donc !

— Pour vous ?

— Pour moi ou pour les miens, pour les miens ou pour les nôtres.

— Quelle somme ?

— Oh ! tranquillisez-vous ; une somme rondelette, il est vrai, mais peu exorbitante.

— Dites le chiffre !

— Oh ! cinquante mille livres.

— Misère !

— Vraiment ?

— Sans doute, on a toujours cinquante mille livres. Ah ! pourquoi ce coquin que l’on nomme M. Colbert ne se contente-t-il pas comme vous, je me mettrais moins en peine que je ne le fais ? Et quand vous faut-il cette somme ?

— Pour demain matin.

— Bien, et… ?

— Ah ! c’est vrai, la destination, voulez-vous dire ?

— Non, chevalier, non ; je n’ai pas besoin d’explication.

— Si fait ; c’est demain le 1er juin.

— Eh bien ?

— Échéance d’une de nos obligations.

— Nous avons donc des obligations ?

— Sans doute, nous payons demain notre dernier tiers.

— Quel tiers ?

— Des cent cinquante mille livres de Baisemeaux.

— Baisemeaux ! Qui cela ?

— Le gouverneur de la Bastille.

— Ah ! oui, c’est vrai ; vous me faites payer cinquante mille francs pour cet homme.

— Allons donc !

— Mais à quel propos ?

— À propos de sa charge qu’il a achetée, ou plutôt que nous avons achetée à Louvière et à Tremblay.

— Tout cela est fort vague dans mon esprit.

— Je conçois cela, vous avez tant d’affaires ! Cependant, je ne crois pas que vous en ayez de plus importante que celle-ci.

— Alors, dites-moi à quel propos nous avons acheté cette charge.

— Mais pour lui être utile.

— Ah !

— À lui d’abord.

— Et puis ensuite ?

— Ensuite à nous.

— Comment, à nous ? Vous vous moquez.

— Monseigneur, il y a des temps où un gouverneur de la Bastille est une fort belle connaissance.

— J’ai le bonheur de ne pas vous comprendre, d’Herblay.

— Monseigneur, nous avons nos poëtes, notre ingénieur, notre architecte, nos musiciens, notre imprimeur, nos peintres ; il nous fallait notre gouverneur de la Bastille.

— Ah ! vous croyez ?

— Monseigneur, ne nous faisons pas illusion ; nous sommes fort exposés à aller à la Bastille, cher monsieur Fouquet, ajouta le prélat en montrant sous ses lèvres pâles des dents qui étaient encore ces belles dents adorées trente ans auparavant par Marie Michon.

— Et vous croyez que ce n’est pas trop de cent cinquante mille livres pour cela, d’Herblay ? Je vous assure que d’ordinaire vous placez mieux votre argent.

— Un jour viendra où vous reconnaîtrez votre erreur.

— Mon cher d’Herblay, le jour où l’on entre à la Bastille, on n’est plus protégé par le passé.

— Si fait, si les obligations souscrites sont bien en règle ; et puis, croyez-moi, cet excellent Baisemeaux n’a pas un cœur de courtisan. Je suis sûr qu’il me gardera bonne reconnaissance de cet argent ; sans compter, comme je vous le dis, Monseigneur, que je garde les titres.

— Quelle diable d’affaire ! De l’usure en matière de bienfaisance !

— Monseigneur, Monseigneur, ne vous mêlez point de tout cela ; s’il y a usure, c’est moi qui la fais seul ; nous en profitons à nous deux, voilà tout.

— Quelque intrigue, d’Herblay ?…

— Je ne dis pas non.

— Et Baisemeaux complice.

— Et pourquoi pas ? On en a de pires. Ainsi je puis compter demain sur les cinq mille pistoles ?

— Les voulez-vous ce soir ?

— Ce serait encore mieux, car je veux me mettre en chemin de bonne heure ; ce pauvre Baisemeaux, qui ne sait pas ce que je suis devenu, il est sur des charbons ardents.

— Vous aurez la somme dans une heure. Ah ! d’Herblay, l’intérêt de vos cent cinquante mille francs ne payera jamais mes quatre millions, dit Fouquet en se levant.

— Pourquoi pas, Monseigneur ?

— Bonsoir ! j’ai affaire aux commis avant de me coucher.

— Bonne nuit, Monseigneur !

— D’Herblay vous me souhaitez l’impossible.

— J’aurai mes cinquante mille livres ce soir ?

— Oui.

— Eh bien ! dormez sur les deux oreilles, c’est moi qui vous le dis. Bonne nuit, Monseigneur !

Malgré cette assurance et le ton avec lequel elle était donnée, Fouquet sortit en hochant la tête et en poussant un soupir.


XCVII

LES PETITS COMPTES DE M. BAISEMEAUX DE MONTLEZUN.


Sept heures sonnaient à Saint-Paul, lorsque Aramis, à cheval, en costume de bourgeois, c’est-à-dire vêtu de drap de couleur, ayant pour toute distinction une espèce de couteau de chasse au côté, passa devant la rue du Petit-Musc et vint s’arrêter en face de la rue des Tournelles, à la porte du château de la Bastille.