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simule pas que je gagnerai à cela cinq mille pistoles.

— Tant mieux ! comment aurai-je l’argent ?

— En or ou en billets de la banque de Lyon, payables chez M. Colbert.

— J’accepte, dit vivement la marquise ; retournez chez vous et apportez vite la somme en billets, entendez-vous ?

— Oui, Madame ; mais, de grâce…

— Plus un mot, monsieur Faucheux. À propos, l’argenterie, que j’oubliais… Pour combien en ai-je ?

— Cinquante mille livres, Madame.

— C’est un million, se dit tout bas la marquise. Monsieur Faucheux, vous ferez prendre aussi l’orfèvrerie et l’argenterie avec toute la vaisselle. Je prétexte une refonte pour des modèles plus à mon goût… Fondez, dis-je, et rendez-moi la valeur en or… sur-le-champ.

— Bien, madame la marquise.

— Vous mettrez cet or dans un coffre ; vous ferez accompagner cet or d’un de vos commis et sans que mes gens le voient ; ce commis m’attendra dans un carrosse.

— Celui de madame Faucheux ? dit l’orfèvre.

— Si vous le voulez, je le prendrai chez vous.

— Oui, madame la marquise.

— Prenez trois de mes gens pour porter chez vous l’argenterie.

— Oui, Madame.

La marquise sonna.

— Le fourgon, dit-elle, à la disposition de M. Faucheux.

L’orfèvre salua et sortit en commandant que le fourgon le suivit de près et en annonçant, lui-même, que la marquise faisait fondre sa vaisselle pour en avoir de plus nouvelle.

Trois heures après, elle se rendait chez M. Faucheux et recevait de lui huit cent mille livres en billets de la banque de Lyon, deux cent cinquante mille livres en or, enfermées dans un coffre que portait péniblement un commis jusqu’à la voiture de madame Faucheux.

Car madame Faucheux avait un coche. Fille d’un président des comptes, elle avait apporté trente mille écus à son mari, syndic des orfèvres. L’orfèvre était millionnaire et modeste. Pour lui, il avait fait l’emplette d’un vénérable carrosse, fabriqué en 1648, dix années après la naissance du roi. Ce carrosse, ou plutôt cette maison roulante, faisait l’admiration du quartier : elle était couverte de peintures allégoriques et de nuages semés d’étoiles d’or et d’argent doré.

C’est dans cet équipage, un peu grotesque, que la noble femme monta, en regard du commis, qui dissimulait ses genoux de peur d’effleurer la robe de la marquise :

C’est ce même commis qui dit au cocher, fier de conduire une marquise :

— Route de Saint-Mandé !


CII

LA DOT.


Les chevaux de M. Faucheux étaient d’honnêtes chevaux du Perche, ayant de gros genoux et des jambes tant soit peu engorgées. Comme la voiture, ils dataient de l’autre moitié du siècle.

Ils ne couraient donc pas comme les chevaux anglais de M. Fouquet.

Aussi mirent-ils deux heures à se rendre à Saint-Mandé.

On peut dire qu’ils marchaient majestueusement.

La marquise s’arrêta devant une porte bien connue, quoiqu’elle ne l’eût vue qu’une fois, on se le rappelle, dans une circonstance non moins pénible que celle qui l’amenait cette fois encore.

Elle tira de sa poche une clef, l’introduisit de sa petite main blanche dans la serrure, poussa la porte qui céda sans bruit, et donna l’ordre au commis de monter le coffret au premier étage.

Mais le poids de ce coffret était tel, que le commis fut forcé de se faire aider par le cocher.

Le coffret fut déposé dans ce petit cabinet, antichambre ou plutôt boudoir, attenant au salon où nous avons vu M. Fouquet aux pieds de la marquise.

Madame de Bellière donna un louis au cocher, un sourire charmant au commis, et les congédia tous deux.

Derrière eux, elle referma la porte et attendit ainsi, seule et barricadée. Nul domestique n’apparaissait à l’intérieur.

Mais toute chose était apprêtée comme si un génie invisible eût deviné les besoins et les désirs de l’hôte ou plutôt de l’hôtesse qui était attendue.

Le feu préparé, les bougies aux candélabres, les rafraîchissements sur l’étagère, les livres sur les tables, les fleurs fraîches dans les vases du Japon.

On eût dit une maison enchantée.

La marquise alluma les candélabres, respira le parfum des fleurs, s’assit et tomba bientôt dans une profonde rêverie.

Mais cette rêverie, toute mélancolique, était imprégnée d’une certaine douceur.

Elle voyait devant elle un trésor étalé dans cette chambre. Un million qu’elle avait arraché de sa fortune comme la moissonneuse arrache un bluet de sa couronne.

Elle se forgeait les plus doux songes.

Elle songeait surtout et avant tout au moyen de laisser tout cet argent à M. Fouquet sans qu’il pût savoir d’où venait le don. Ce moyen était celui qui naturellement s’était présenté le premier à son esprit.

Mais, quoique, en y réfléchissant, la chose lui eût paru difficile, elle ne désespérait point de parvenir à ce but.

Elle devait sonner pour appeler M. Fouquet, et s’enfuir plus heureuse que si, au lieu de donner un million, elle trouvait un million elle-même.

Mais, depuis qu’elle était arrivée là, depuis qu’elle avait vu ce boudoir si coquet, qu’on eût dit qu’une femme de chambre venait d’en enlever jusqu’au dernier atome de poussière ; quand elle avait vu ce salon si bien tenu, qu’on eût dit qu’elle en avait chassé les fées qui l’habi-