Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/32

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l’astuce avait joué depuis vingt ans tous les diplomates européens ?

Il sembla dès lors, une fois ces dernières paroles entendues, que le jeune roi eût reçu dans le cœur un trait empoisonné. Il ne tint plus en place, il promena un regard incertain, atone, mort, sur toute cette assemblée. Il interrogea plus de vingt fois du regard la reine mère, qui, livrée au plaisir d’entretenir sa belle-sœur, et retenue d’ailleurs par le coup d’œil de Mazarin, ne parut pas comprendre toutes les supplications contenues dans les regards de son fils.

À partir de ce moment, musique, fleurs, lumières, beauté, tout devint odieux et insipide à Louis XIV. Après qu’il eut cent fois mordu ses lèvres, détiré ses bras et ses jambes, comme l’enfant bien élevé qui, sans oser bâiller, épuise toutes les façons de témoigner son ennui, après avoir inutilement imploré de nouveau mère et ministre, il tourna un œil désespéré vers la porte, c’est-à-dire vers la liberté.

À cette porte, encadrée par l’embrasure à laquelle elle était adossée, il vit surtout, se détachant en vigueur, une figure fière et brune, au nez aquilin, à l’œil dur mais étincelant, aux cheveux gris et longs, à la moustache noire, véritable type de beauté militaire, dont le hausse-col, plus étincelant qu’un miroir, brisait tous les reflets lumineux qui venaient s’y concentrer et les renvoyait en éclairs. Cet officier avait le chapeau gris à plume rouge sur la tête, preuve qu’il était appelé là par son service et non par son plaisir. S’il y eût été appelé par son plaisir, s’il eût été courtisan au lieu d’être soldat, comme il faut toujours payer le plaisir un prix quelconque, il eût tenu son chapeau à la main.

Ce qui prouvait bien mieux encore que cet officier était de service et accomplissait une tâche à laquelle il était accoutumé, c’est qu’il surveillait, les bras croisés, avec une indifférence remarquable et avec une apathie suprême, les joies et les ennuis de cette fête. Il semblait surtout, comme un philosophe, et tous les vieux soldats sont philosophes, il semblait surtout comprendre infiniment mieux les ennuis que les joies ; mais des uns il prenait son parti, sachant bien se passer des autres.

Or, il était là adossé, comme nous l’avons dit, au chambranle sculpté de la porte, lorsque les yeux tristes et fatigués du roi rencontrèrent par hasard les siens.

Ce n’était pas la première fois, à ce qu’il paraît, que les yeux de l’officier rencontraient ces yeux-là, et il en savait à fond le style et la pensée, car aussitôt qu’il eut arrêté son regard sur la physionomie de Louis XIV, il eut lu ce qui se passait dans son cœur, c’est-à-dire tout l’ennui qui l’oppressait, toute la résolution timide de partir qui s’agitait au fond de ce cœur, il comprit qu’il fallait rendre service au roi sans qu’il le demandât, lui rendre service presque malgré lui enfin, et hardi, comme s’il eût commandé la cavalerie un jour de bataille :

— Le service du roi ! cria-t-il d’une voix retentissante.

À ces mots, qui firent l’effet d’un roulement de tonnerre prenant le dessus sur l’orchestre, les chants, les bourdonnements et les promenades, le cardinal et la reine mère regardèrent avec surprise Sa Majesté.

Louis XIV, pâle mais résolu, soutenu qu’il était par cette intuition de sa propre pensée qu’il avait retrouvée dans l’esprit de l’officier de mousquetaires, et qui venait de se manifester par l’ordre donné, se leva de son fauteuil et fit un pas vers la porte.

— Vous partez, mon fils ? dit la reine, tandis que Mazarin se contentait d’interroger avec son regard, qui eût pu paraître doux s’il n’eût été si perçant.

— Oui, Madame, répondit le roi, je me sens fatigué et voudrais d’ailleurs écrire ce soir.

Un sourire erra sur les lèvres du ministre, qui parut, d’un signe de tête, donner congé au roi.

Monsieur et Madame se hâtèrent alors pour donner des ordres aux officiers qui se présentèrent.

Le roi salua, traversa la salle et atteignit la porte.

À la porte, une haie de vingt mousquetaires attendait Sa Majesté.

À l’extrémité de cette haie se tenait l’officier impassible et son épée nue à la main.

Le roi passa, et toute la foule se haussa sur la pointe des pieds pour le voir encore.

Dix mousquetaires, ouvrant la foule des antichambres et des degrés, faisaient faire place au roi.

Les dix autres enfermaient le roi et Monsieur, qui avait voulu accompagner Sa Majesté.

Les gens du service marchaient derrière.

Ce petit cortége escorta le roi jusqu’à l’appartement qui lui était destiné.

Cet appartement était le même qu’avait occupé le roi Henri III lors de son séjour aux États.

Monsieur avait donné ses ordres. Les mousquetaires, conduits par leur officier, s’engagèrent dans le petit passage qui communique parallèlement d’une aile du château à l’autre.

Ce passage se composait d’abord d’une petite antichambre carrée et sombre, même dans les beaux jours.

Monsieur arrêta Louis XIV.

— Vous passez, Sire, lui dit-il, à l’endroit même où le duc de Guise reçut le premier coup de poignard.

Le roi, fort ignorant des choses d’histoire, connaissait le fait, mais sans en savoir ni les localités ni les détails.

— Ah ! fit-il tout frissonnant.

Et il s’arrêta.

Tout le monde s’arrêta devant et derrière lui.

— Le duc, sire, continua Gaston, était à peu près où je suis ; il marchait dans le sens où marche Votre Majesté ; M. de Loignes était à l’endroit où se trouve en ce moment votre lieutenant des mousquetaires ; M. de Sainte-Maline et les ordinaires de Sa Majesté étaient derrière lui et autour de lui. C’est là qu’il fut frappé.

Le roi se tourna du côté de son officier, et vit comme un nuage passer sur sa physionomie martiale et audacieuse.

— Oui, par-derrière, murmura le lieutenant avec un geste de suprême dédain.