Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/332

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

marié. Votre frère, au contraire, est marié depuis quinze jours…

— Eh bien ?

— Il se plaint de Madame pour la seconde fois.

— Quoi ! encore Buckingham ?

— Non, un autre.

— Qui ?

— Guiche.

— Ah çà ! mais c’est donc une coquette que Madame ?

— Je le crains.

— Mon pauvre frère ! dit le roi en riant.

— Vous excusez la coquetterie, à ce que je vois ?

— Chez Madame, oui ; Madame n’est pas coquette au fond.

— Soit ; mais votre frère en perdra la tête.

— Que demande-t-il ?

— Il veut faire noyer Guiche.

— C’est violent.

— Ne riez pas, il est exaspéré. Avisez à quelque moyen.

— Pour sauver Guiche, volontiers.

— Oh ! si votre frère vous entendait, il conspirerait contre vous comme faisait votre oncle, Monsieur, contre le roi votre père.

— Non. Philippe m’aime trop et je l’aime trop de mon côté, nous vivrons bons amis. Le résumé de la requête ?

— C’est que vous empêchiez Madame d’être coquette et Guiche d’être aimable.

— Rien que cela ? Mon frère se fait une bien haute idée du pouvoir royal… corriger une femme ! Passe encore pour un homme.

— Comment vous y prendrez-vous ?

— Avec un mot dit à Guiche, qui est un garçon d’esprit, je le persuaderai.

— Mais Madame ?

— C’est plus difficile ; un mot ne suffira pas ; je composerai une homélie, je la prêcherai.

— Cela presse.

— Oh ! j’y mettrai toute la diligence possible. Nous avons répétition de ballet cette après-dînée.

— Vous prêcherez en dansant ?

— Oui, Madame.

— Vous promettez de convertir ?

— J’extirperai l’hérésie par la conviction ou par le feu.

— À la bonne heure ! Ne me mêlez point dans tout cela, Madame ne me le pardonnerait de sa vie ; et, belle-mère, je dois vivre avec ma bru.

— Madame, ce sera le roi qui prendra tout sur lui. Voyons, je réfléchis.

— À quoi ?

— Il serait peut-être mieux que j’allasse trouver Madame chez elle ?

— C’est un peu solennel.

— Oui, mais la solennité ne messied pas aux prédicateurs, et puis le violon du ballet mangerait la moitié de mes arguments. En outre, il s’agit d’empêcher quelque violence de mon frère… Mieux vaut un peu de précipitation… Madame est-elle chez elle ?

— Je le crois.

— L’exposition des griefs, s’il vous plaît.

— En deux mots, voici : Musique perpétuelle… assiduité de Guiche… soupçons de cachotteries et de complots…

— Les preuves ?

— Aucune.

— Bien ; je me rends chez Madame.

Et le roi se prit à regarder, dans les glaces, sa toilette qui était riche et son visage qui resplendissait comme ses diamants.

— On éloigne bien un peu Monsieur ? dit-il.

— Oh ! le feu et l’eau ne se fuient pas avec plus d’acharnement.

— Il suffit. Ma mère, je vous baise les mains… les plus belles mains de France.

— Réussissez, sire… Soyez le pacificateur du ménage.

— Je n’emploie pas d’ambassadeur, répliqua Louis. C’est vous dire que je réussirai.

Il sortit en riant et s’épousseta soigneusement tout le long du chemin.


CVII

LE MÉDIATEUR


Quand le roi parut chez Madame, tous les courtisans, que la nouvelle d’une scène conjugale avait disséminés autour des appartements, commencèrent à concevoir les plus graves inquiétudes.

Il se formait aussi de ce côté un orage dont le chevalier de Lorraine, au milieu des groupes, analysait avec joie tous les éléments, grossissant les plus faibles et manœuvrant, selon ses mauvais desseins, les plus forts, afin de produire les plus méchants effets possibles.

Ainsi que l’avait annoncé Anne d’Autriche, la présence du roi donna un caractère solennel à l’événement.

Ce n’était pas une petite affaire, en 1662, que le mécontentement de Monsieur contre Madame, et l’intervention du roi dans les affaires privées de Monsieur.

Aussi vit-on les plus hardis, qui entouraient le comte de Guiche dès le premier moment, s’éloigner de lui avec une sorte d’épouvante ; et le comte lui-même, gagné par la panique générale, se retirer chez lui tout seul.

Le roi entra chez Madame en saluant, comme il avait toujours l’habitude de le faire. Les dames d’honneur étaient rangées en file sur son passage dans la galerie.

Si fort préoccupée que fût Sa Majesté, elle donna un coup d’œil de maître à ces deux rangs de jeunes et charmantes femmes qui baissaient modestement les yeux.

Toutes étaient rouges de sentir sur elles le regard du roi. Une seule, dont les longs cheveux se roulaient en boucles soyeuses sur la plus belle peau du monde, une seule était pâle et se soutenait à peine, malgré les coups de coude de sa compagne.

C’était La Vallière, que Montalais étayait de la