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Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/350

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tonne et fait briller l’éclair avant d’incendier les palais. Toute chose a son prélude. Si vous vous échauffez ainsi, nul ne vous croira fou. À moins toutefois qu’on ne vous devine. Les gens sont moins sots parfois qu’ils n’en ont l’air.

Le roi fut obligé de convenir que Madame était un ange de savoir et un diable d’esprit.

Il s’inclina.

— Eh bien, soit, dit-il, je ruminerai mon plan d’attaque ; les généraux, mon cousin de Condé, par exemple, pâlissent sur leurs cartes stratégiques avant de faire mouvoir un seul de ces pions qu’on appelle des corps d’armée ; moi, je veux dresser tout un plan d’attaque. Vous savez que le Tendre est subdivisé en toutes sortes de circonscriptions. Eh bien, je m’arrêterai au village de Petits-Soins, au hameau de Billets-Doux, avant de prendre la route de Visible-Amour ; le chemin est tout tracé, vous le savez, et cette pauvre mademoiselle de Scudéry ne me pardonnerait point de brûler ainsi les étapes.

— Nous voilà revenus en bon chemin, sire. Maintenant, vous plaît-il que nous nous séparions ?

— Hélas ! il le faut bien ; car, tenez, on nous sépare.

— Ah ! dit Madame Henriette, en effet, voilà qu’on nous apporte le sphinx de mademoiselle de Tonnay-Charente, avec les sons de trompe en usage chez les grands veneurs.

— C’est donc bien entendu : ce soir, pendant la promenade, je me glisserai dans la forêt, et trouvant La Vallière sans vous…

— Je l’éloignerai. Cela me regarde.

— Très-bien ! je l’aborderai au milieu de ses compagnes, et lancerai le premier trait.

— Soyez adroit, dit Madame en riant, ne manquez pas le cœur.

Et la princesse prit congé du roi pour aller au-devant de la troupe joyeuse, qui accourait avec force cérémonies et fanfares de chasse entonnées par toutes les bouches.


CXIII

LE BALLET DES SAISONS.


Après la collation, qui eut lieu vers cinq heures, le roi entra dans son cabinet, où l’attendaient les tailleurs.

Il s’agissait d’essayer enfin ce fameux habit du Printemps qui avait coûté tant d’imagination, tant d’efforts de pensée aux dessinateurs et aux ornementistes de la cour.

Quant au ballet lui-même, tout le monde savait son pas et pouvait figurer. Le roi avait résolu d’en faire l’objet d’une surprise. Aussi à peine eut-il terminé sa conférence et fut-il rentré chez lui, qu’il demanda ses deux maîtres de cérémonies, Villeroy et Saint-Aignan.

Tous deux lui répondirent qu’on n’attendait que son ordre, et qu’on était prêt à commencer ; mais cet ordre, pour qu’il le donnât, il fallait du beau temps et une nuit propice.

Le roi ouvrit sa fenêtre ; la poudre d’or du soir tombait à l’horizon par les déchirures du bois ; blanche comme une neige, la lune se dessinait déjà au ciel.

Pas un pli sur la surface des eaux vertes ; les cygnes eux-mêmes, reposant sur leurs ailes fermées comme des navires à l’ancre, semblaient se pénétrer de la chaleur de l’air, de la fraîcheur de l’eau, et du silence d’une admirable soirée.

Le roi, ayant vu toutes ces choses, contemplé ce magnifique tableau, donna l’ordre que demandaient MM. de Villeroy et de Saint-Aignan.

Pour que cet ordre fût exécuté royalement, une dernière question était nécessaire ; Louis XIV la posa à ces deux gentilshommes.

La question avait quatre mots :

— Avez-vous de l’argent ?

— Sire, répondit Saint-Aignan, nous nous sommes entendus avec M. Colbert.

— Ah ! fort bien.

— Oui, sire, et M. Colbert a dit qu’il serait auprès de Votre Majesté aussitôt que Votre Majesté manifesterait l’intention de donner suite aux fêtes dont elle a donné le programme.

— Qu’il vienne alors.

Comme si Colbert eût écouté aux portes pour se maintenir au courant de la conversation, il entra dès que le roi eut prononcé son nom devant les deux courtisans.

— Ah ! fort bien, monsieur Colbert, dit Sa Majesté. À vos postes donc, Messieurs !

Saint-Aignan et Villeroy prirent congé.

Le roi s’assit dans un fauteuil près de la fenêtre.

— Je danse ce soir mon ballet, monsieur Colbert, dit-il.

— Alors, sire, c’est demain que je paye les notes ?

— Comment cela ?

— J’ai promis aux fournisseurs de solder leurs comptes le lendemain du jour où le ballet aurait eu lieu.

— Soit, monsieur Colbert, vous avez promis, payez.

— Très-bien, sire ; mais, pour payer, comme disait M. de Lesdiguières, il faut de l’argent.

— Quoi ! les quatre millions promis par M. Fouquet n’ont-ils donc pas été remis ? J’avais oublié de vous en demander compte.

— Sire, ils étaient chez Votre Majesté à l’heure dite.

— Eh bien ?

— Eh bien, sire, les verres de couleur, les feux d’artifice, les violons et les cuisiniers ont mangé quatre millions en huit jours.

— Entièrement ?

— Jusqu’au dernier sou. Chaque fois que Votre Majesté a ordonné d’illuminer les bords du grand canal, cela a brûlé autant d’huile qu’il y a d’eau dans les bassins.

— Bien, bien, monsieur Colbert. Enfin, vous n’avez plus d’argent ?

— Oh ! je n’en ai plus, mais M. Fouquet en a.

Et le visage de Colbert s’éclaira d’une joie sinistre.

— Que voulez-vous dire ? demanda Louis.