Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/36

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Paris dans l’espoir de voir Votre Majesté, lorsque la renommée m’a appris votre prochaine arrivée en cette ville. J’ai alors prolongé mon séjour, ayant quelque chose de très particulier à vous communiquer.

— Ce cabinet vous convient-il, mon frère ?

— Parfaitement, sire, car je crois qu’on ne peut nous entendre.

— J’ai congédié mon gentilhomme et mon veilleur ; ils sont dans la chambre voisine. Là, derrière cette cloison, est un cabinet solitaire donnant sur l’antichambre, et dans l’antichambre vous n’avez vu qu’un officier, n’est-ce pas ?

— Oui, sire.

— Eh bien, parlez donc, mon frère, je vous écoute.

— Sire, je commence, et veuille Votre Majesté prendre en pitié les malheurs de notre maison.

Le roi de France rougit et rapprocha son fauteuil de celui du roi d’Angleterre.

— Sire, dit Charles II, je n’ai pas besoin de demander à Votre Majesté si elle connaît les détails de ma déplorable histoire.

Louis XIV rougit plus fort encore que la première fois, puis étendant sa main sur celle du roi d’Angleterre :

— Mon frère, dit-il, c’est honteux à dire, mais rarement le cardinal parle politique devant moi. Il y a plus : autrefois je me faisais faire des lectures historiques par Laporte, mon valet de chambre, mais il a fait cesser ces lectures et m’a ôté Laporte, de sorte que je prie mon frère Charles de me dire toutes ces choses comme à un homme qui ne saurait rien.

— Eh bien, sire, j’aurai, en reprenant les choses de plus haut, une chance de plus de toucher le cœur de Votre Majesté.

— Dites, mon frère, dites.

— Vous savez, sire, qu’appelé en 1650 à Édimbourg, pendant l’expédition de Cromwell en Irlande, je fus couronné à Stene. Un an après, blessé dans une des provinces qu’il avait usurpées, Cromwell revint sur nous. Le rencontrer était mon but, sortir de l’Écosse était mon désir.

— Cependant, reprit le jeune roi, l’Écosse est presque votre pays natal, mon frère.

— Oui ; mais les Écossais étaient pour moi de cruels compatriotes ! Sire, ils m’avaient forcé à renier la religion de mes pères ; ils avaient pendu lord Montrose, mon serviteur le plus dévoué, parce qu’il n’était pas convenantaire, et comme le pauvre martyr, à qui l’on avait offert une faveur en mourant, avait demandé que son corps fût mis en autant de morceaux qu’il y avait de villes en Écosse, afin qu’on rencontrât partout des témoins de sa fidélité, je ne pouvais sortir d’une ville ou entrer dans une autre sans passer sur quelque lambeau de ce corps qui avait agi, combattu, respiré pour moi.

Je traversai donc, par une marche hardie, l’armée de Cromwell, et j’entrai en Angleterre. Le Protecteur se mit à la poursuite de cette fuite étrange, qui avait une couronne pour but. Si j’avais pu arriver à Londres avant lui, sans doute le prix de la course était à moi, mais il me rejoignit à Worcester.

Le génie de l’Angleterre n’était plus en nous, mais en lui. Sire, le 3 septembre 1651, jour anniversaire de cette autre bataille de Dumbar, déjà si fatale aux Écossais, je fus vaincu. Deux mille hommes tombèrent autour de moi avant que je songeasse à faire un pas en arrière. Enfin il fallut fuir.

Dès lors mon histoire devint un roman. Poursuivi avec acharnement, je me coupai les cheveux, je me déguisai en bûcheron. Une journée passée dans les branches d’un chêne donna à cet arbre le nom de chêne royal, qu’il porte encore. Mes aventures du comté de Strafford, d’où je sortis menant en croupe la fille de mon hôte, font encore le récit de toutes les veillées et fourniront le sujet d’une ballade. Un jour j’écrirai tout cela, sire, pour l’instruction des rois mes frères.

Je dirai comment, en arrivant chez M. Norton, je rencontrai un chapelain de la cour qui regardait jouer aux quilles, et un vieux serviteur qui me nomma en fondant en larmes, et qui manqua presque aussi sûrement de me tuer avec sa fidélité qu’un autre eût fait avec sa trahison. Enfin, je dirai mes terreurs ; oui, sire, mes terreurs, lorsque chez le colonel Windham, un maréchal qui visitait nos chevaux déclara qu’ils avaient été ferrés dans le Nord.

— C’est étrange, murmura Louis XIV, j’ignorais tout cela. Je savais seulement votre embarquement à Brighelmsted et votre débarquement en Normandie.

— Oh ! fit Charles, si vous permettez, mon Dieu ! que les rois ignorent ainsi l’histoire les uns des autres, comment voulez-vous qu’ils se secourent entre eux ?

— Mais dites-moi, mon frère, continua Louis XIV, comment, ayant été si rudement reçu en Angleterre, espérez-vous encore quelque chose de ce malheureux pays et de ce peuple rebelle ?

— Oh ! sire ! c’est que, depuis la bataille de Worcester, toutes choses sont bien changées là-bas ! Cromwell est mort après avoir signé avec la France un traité dans lequel il a écrit son nom au-dessus du vôtre. Il est mort le 3 septembre 1658, nouvel anniversaire des batailles de Worcester et de Dumbar.

— Son fils lui a succédé.

— Mais certains hommes, sire, ont une famille et pas d’héritier. L’héritage d’Olivier était trop lourd pour Richard. Richard, qui n’était ni républicain ni royaliste ; Richard, qui laissait ses gardes manger son dîner et ses généraux gouverner la république ; Richard a abdiqué le protectorat le 22 avril 1659. Il y a un peu plus d’un an, sire.

Depuis ce temps, l’Angleterre n’est plus qu’un tripot où chacun joue aux dés la couronne de mon père. Les deux joueurs les plus acharnés sont Lambert et Monck. Eh bien, sire, à mon tour, je voudrais me mêler à cette partie, où l’enjeu est jeté sur un manteau royal. Sire, un million pour corrompre un de ces joueurs, pour m’en faire un allié, ou deux cents de vos gen-