Aller au contenu

Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/360

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. de Bragelonne n’est pas le seul que l’on puisse trouver du plaisir à regarder. Et, par exemple, M. de Guiche a bien son prix.

— Il n’a pas brillé ce soir, dit Montalais, et je sais de bonne part que Madame l’a trouvé odieux.

— Mais M. de Saint-Aignan, il a brillé, lui, et, j’en suis certaine, plus d’une de celles qui l’ont vu danser ne l’oublieront pas de sitôt. N’est-ce pas, La Vallière ?

— Pourquoi m’adressez-vous cette question, à moi ? Je ne l’ai pas vu, je ne le connais pas.

— Vous n’avez pas vu M. de Saint-Aignan ? Vous ne le connaissez pas ?

— Non.

— Voyons, voyons, n’affectez pas cette vertu plus farouche que nos fiertés ; vous avez des yeux, n’est-ce pas ?

— Excellents.

— Alors vous avez vu tous nos danseurs ce soir ?

— Oui, à peu près.

— Voilà un à peu près bien impertinent pour eux.

— Je vous le donne pour ce qu’il est.

— Eh bien, voyons, parmi tous ces gentilshommes que vous avez à peu près vus, lequel préférez-vous ?

— Oui, dit Montalais, oui, de M. de Saint-Aignan, de M. de Guiche, de M…

— Je ne préfère personne, Mesdemoiselles, je les trouve également bien.

— Alors dans toute cette brillante assemblée, au milieu de cette cour, la première du monde, personne ne vous a plu ?

— Je ne dis pas cela.

— Parlez donc, alors. Voyons, faites-nous part de votre idéal.

— Ce n’est pas un idéal.

— Alors, cela existe ?

— En vérité, Mesdemoiselles, s’écria La Vallière poussée à bout, je n’y comprends rien. Quoi ! comme moi vous avez un cœur, comme moi vous avez des yeux, et vous parlez de M. de Guiche, de M. de Saint-Aignan, de M… qui sais-je ? quand le roi était là.

Ces mots, jetés avec précipitation par une voix troublée, ardente, firent à l’instant même éclater aux deux côtés de la jeune fille une exclamation dont elle eut peur.

— Le roi ! s’écrièrent à la fois Montalais et Athénaïs.

La Vallière laissa tomber sa tête dans ses deux mains.

— Oh ! oui, le roi ! le roi ! murmura-t-elle ; avez-vous donc jamais vu quelque chose de pareil au roi ?

— Vous aviez raison de dire tout à l’heure que vous aviez des yeux excellents, Mademoiselle ; car vous voyez loin, trop loin. Hélas ! le roi n’est pas de ceux sur lesquels nos pauvres yeux, à nous, ont le droit de se fixer.

— Oh ! c’est vrai, c’est vrai ! s’écria La Vallière ; il n’est pas donné à tous les yeux de regarder en face le soleil ; mais je le regarderai, moi, dussé-je en être aveuglée.

En ce moment, et comme s’il eût été causé par les paroles qui venaient de s’échapper de la bouche de La Vallière, un bruit de feuilles et de froissements soyeux retentit derrière le buisson voisin.

Les jeunes filles se levèrent effrayées. Elles virent distinctement remuer les feuilles, mais sans voir l’objet qui les faisait remuer.

— Oh ! un loup ou un sanglier ! s’écria Montalais. Fuyons, Mesdemoiselles, fuyons !

Et les trois jeunes filles se levèrent en proie à une terreur indicible, et s’enfuirent par la première allée qui s’offrit à elles, et ne s’arrêtèrent qu’à la lisière du bois.

Là, hors d’haleine, appuyées les unes aux autres, sentant mutuellement palpiter leurs cœurs, elles essayèrent de se remettre, mais elles n’y réussirent qu’au bout de quelques instants. Enfin, apercevant des lumières du côté du château, elles se décidèrent à marcher vers les lumières.

La Vallière était épuisée de fatigue.

Aure et Athénaïs la soutenaient.

— Oh ! nous l’avons échappé belle, dit Montalais.

— Mesdemoiselles ! Mesdemoiselles ! dit La Vallière, j’ai bien peur que ce ne soit pis qu’un loup. Quant à moi, je le dis comme je le pense, j’aimerais mieux avoir couru le risque d’être dévorée toute vive par un animal féroce, que d’avoir été écoutée et entendue. Oh ! folle ! folle que je suis ! Comment ai-je pu penser, comment ai-je pu dire de pareilles choses !

Et là-dessus son front plia comme la tête d’un roseau ; elle sentit ses jambes fléchir, et, toutes ses forces l’abandonnant, elle glissa, presque inanimée, des bras de ses compagnes sur l’herbe de l’allée.

CXVI

L’INQUIÉTUDE DU ROI.


Laissons la pauvre La Vallière à moitié évanouie entre ses deux compagnes, et revenons aux environs du chêne royal.

Les trois jeunes filles n’avaient pas fait vingt pas en fuyant, que le bruit qui les avait si fort épouvantées redoubla dans le feuillage.

La forme, se dessinant plus distincte en écartant les branches du massif, apparut sur la lisière du bois, et, voyant la place vide, partit d’un éclat de rire.

Il est inutile de dire que cette forme était celle d’un jeune et beau gentilhomme, lequel incontinent fit signe à un autre qui parut à son tour.

— Eh bien, sire, dit la seconde forme en s’avançant avec timidité, est-ce que Votre Majesté aurait fait fuir nos jeunes amoureuses ?

— Eh ! mon Dieu, oui, dit le roi ; tu peux te montrer en toute liberté, Saint-Aignan.

— Mais, sire, prenez garde, vous serez reconnu.

— Puisque je te dis qu’elles ont fui.

— Voilà une rencontre heureuse, sire, et, si