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— Mais cependant, sire, quand vous demandez…

— Je vous ai déjà dit que je ne demandais jamais, répondit Louis avec une fierté qui fit pâlir le roi d’Angleterre.

Et comme celui-ci, pareil à un homme blessé, faisait un mouvement de retraite :

— Pardon, mon frère, reprit-il : je n’ai pas une mère, une sœur qui souffrent ; mon trône est dur et nu, mais je suis bien assis sur mon trône. Pardon, mon frère, ne me reprochez pas cette parole : elle est d’un égoïste ; aussi la rachèterai-je par un sacrifice. Je vais trouver M. le cardinal. Attendez-moi, je vous prie. Je reviens.

X

L’ARITHMÉTIQUE DE M. DE MAZARIN.


Tandis que le roi se dirigeait rapidement vers l’aile du château occupée par le cardinal, n’emmenant avec lui que son valet de chambre, l’officier de mousquetaires sortait, en respirant comme un homme qui a été forcé de retenir longuement son souffle, du petit cabinet dont nous avons déjà parlé et que le roi croyait solitaire. Ce petit cabinet avait autrefois fait partie de la chambre ; il n’en était séparé que par une mince cloison. Il en résultait que cette séparation, qui n’en était une que pour les yeux, permettait à l’oreille la moins indiscrète d’entendre tout ce qui se passait dans cette chambre.

Il n’y avait donc pas de doute que ce lieutenant des mousquetaires n’eût entendu tout ce qui s’était passé chez Sa Majesté.

Prévenu par les dernières paroles du jeune roi, il en sortit donc à temps pour le saluer à son passage et pour l’accompagner du regard jusqu’à ce qu’il eût disparu dans le corridor.

Puis, lorsqu’il eut disparu, il secoua la tête d’une façon qui n’appartenait qu’à lui, et d’une voix à laquelle quarante ans passés hors de la Gascogne n’avaient pu faire perdre son accent gascon :

— Triste service ! dit-il ; triste maître !

Puis, ces mots prononcés, le lieutenant reprit sa place dans son fauteuil, étendit les jambes et ferma les yeux en homme qui dort ou qui médite.

Pendant ce court monologue et la mise en scène qui l’avait suivi, tandis que le roi, à travers les longs corridors du vieux château, s’acheminait chez M. de Mazarin, une scène d’un autre genre se passait chez le cardinal.

Mazarin s’était mis au lit un peu tourmenté de la goutte, mais comme c’était un homme d’ordre qui utilisait jusqu’à la douleur, il forçait sa veille à être la très humble servante de son travail. En conséquence, il s’était fait apporter par Bernouin, son valet de chambre, un petit pupitre de voyage, afin de pouvoir écrire sur son lit.

Mais la goutte n’est pas un adversaire qui se laisse vaincre si facilement, et comme, à chaque mouvement qu’il faisait, de sourde la douleur devenait aiguë :

— Brienne n’est pas là ? demanda-t-il à Bernouin.

— Non, monseigneur, répondit le valet de chambre. M. de Brienne, sur votre congé, s’est allé coucher ; mais si c’est le désir de Votre Éminence, on peut parfaitement le réveiller.

— Non, ce n’est point la peine. Voyons cependant. Maudits chiffres !

Et le cardinal se mit à rêver tout en comptant sur ses doigts.

— Oh ! des chiffres ! dit Bernouin. Bon ! si Votre Éminence se jette dans ses calculs, je lui promets pour demain la plus belle migraine ! et avec cela que M. Guénaud n’est pas ici.

— Tu as raison, Bernouin. Eh bien ! tu vas remplacer Brienne, mon ami. En vérité, j’aurais dû emmener avec moi M. de Colbert. Ce jeune homme va bien, Bernouin, très-bien. Un garçon d’ordre !

— Je ne sais pas, dit le valet de chambre, mais je n’aime pas sa figure, moi, à votre jeune homme qui va bien.

— C’est bon, c’est bon, Bernouin ! On n’a pas besoin de votre avis. Mettez-vous là, prenez la plume, et écrivez.

— M’y voici, Monseigneur. Que faut-il que j’écrive ?

— Là, c’est bien, à la suite de deux lignes déjà tracées.

— M’y voici.

— Écris. Sept cent soixante mille livres.

— C’est écrit.

— Sur Lyon…

Le cardinal paraissait hésiter.

— Sur Lyon, répéta Bernouin.

— Trois millions neuf cent mille livres.

— Bien, Monseigneur.

— Sur Bordeaux, sept millions.

— Sept, répéta Bernouin.

— Eh ! oui, dit le cardinal avec humeur, sept. Tu comprends, Bernouin, ajouta-t-il, que tout cela est de l’argent à dépenser.

— Eh ! Monseigneur, que ce soit à dépenser ou à encaisser, peu m’importe, puisque tous ces millions ne sont pas à moi.

— Ces millions sont au roi ; c’est l’argent du roi que je compte. Voyons, nous disions ?… Tu m’interromps toujours !

— Sept millions, sur Bordeaux.

— Ah ! oui, c’est vrai. Sur Madrid, quatre. Je t’explique bien à qui est cet argent, Bernouin, attendu que tout le monde a la sottise de me croire riche à millions. Moi, je repousse la sottise. Un ministre n’a rien à soi, d’ailleurs. Voyons, continue. Rentrées générales, sept millions. Propriétés, neuf millions. As-tu écrit Bernouin ?

— Oui, Monseigneur.

— Bourse, six cent mille livres ; valeurs diverses, deux millions. Ah ! j’oubliais : mobilier des différents châteaux…

— Faut-il mettre de la couronne ? demanda Bernouin.

— Non, non, inutile ; c’est sous-entendu. As-tu écrit, Bernouin ?

— Oui, Monseigneur.

— Et les chiffres ?