Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/384

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— En vérité, monsieur Manicamp, disait-elle d’une voix qui, au milieu des reproches qu’elle articulait, conservait un singulier accent de coquetterie, en vérité, vous êtes de la plus dangereuse indiscrétion. Nous ne pouvons causer longtemps ainsi sans être surpris.

— C’est très-probable, interrompit l’homme du ton le plus calme et le plus flegmatique.

— Eh bien, alors, que dira-t-on ? Oh ! si quelqu’un me voyait, je vous déclare que j’en mourrais de honte.

— Oh ! ce serait un grand enfantillage et dont je vous crois incapable.

— Passe encore s’il y avait quelque chose entre nous ; mais se faire tort gratuitement, en vérité, je suis bien sotte. Adieu, monsieur de Manicamp !

— Bon ! je connais l’homme ; à présent, je vais voir la femme, se dit de Saint-Aignan guettant aux bâtons de l’échelle l’extrémité de deux jambes élégamment chaussées dans des souliers de satin bleu de ciel et dans des bas couleur de chair.

— Oh ! voyons, voyons ; par grâce, ma chère Montalais, s’écria de Manicamp, ne fuyez pas, j’ai encore des choses de la plus haute importance à vous dire.

— Montalais ! pensa tout bas de Saint-Aignan ; et de trois ! Les trois commères ont chacune leur aventure ; seulement il m’avait semblé que l’aventure de celle-ci s’appelait M. Malicorne et non de Manicamp.

À cet appel de son interlocuteur, Montalais s’arrêta au milieu de sa descente.

On vit alors l’infortuné de Manicamp grimper d’un étage dans son marronnier, soit pour s’avantager, soit pour combattre la lassitude de sa mauvaise position.

— Voyons, dit-il, écoutez-moi ; vous savez bien, je l’espère, que je n’ai aucun mauvais dessein.

— Sans doute… Mais, enfin, pourquoi cette lettre que vous m’écrivez, en stimulant ma reconnaissance ? Pourquoi ce rendez-vous que vous me demandez à une pareille heure et dans un pareil lieu ?

— J’ai stimulé votre reconnaissance en vous rappelant que c’était moi qui vous avais fait entrer chez Madame, parce que, désirant vivement l’entrevue que vous avez bien voulu m’accorder, j’ai employé, pour l’obtenir, le moyen le plus sûr. Pourquoi je vous l’ai demandée à pareille heure et dans un pareil lieu ? C’est que l’heure m’a paru discrète et le lieu solitaire. Or, j’avais à vous demander de ces choses qui réclament à la fois la discrétion et la solitude.

— Monsieur de Manicamp !

— En tout bien tout honneur, chère demoiselle.

— Monsieur de Manicamp, je crois qu’il serait plus convenable que je me retirasse.

— Écoutez ou je saute de mon nid dans le vôtre, et prenez garde de me défier, car il y a juste, en ce moment, une branche de marronnier qui m’est gênante et qui me provoque à des excès. N’imitez pas cette branche et écoutez-moi.

— Je vous écoute, j’y consens ; mais soyez bref, car, si vous avez une branche qui vous provoque, j’ai, moi, un échelon triangulaire qui s’introduit dans la plante de mes pieds. Mes souliers sont minés, je vous en préviens.

— Faites-moi l’amitié de me donner la main, Mademoiselle.

— Et pourquoi ?

— Donnez toujours.

— Voici ma main ; mais que faites-vous donc ?

— Je vous tire à moi.

— Dans quel but ? Vous ne voulez pas que j’aille vous rejoindre dans votre arbre, j’espère ?

— Non ; mais je désire que vous vous asseyiez sur le mur ; là, bien ! la place est large et belle et je donnerais beaucoup pour que vous me permissiez de m’y asseoir à côté de vous.

— Non pas ! vous êtes bien où vous êtes ; on vous verrait.

— Croyez-vous ? demanda Manicamp d’une voix insinuante.

— J’en suis sûre.

— Soit ! je reste sur mon marronnier, quoique j’y sois on ne peut plus mal.

— Monsieur Manicamp, monsieur Manicamp ! nous nous éloignons du fait.

— C’est juste.

— Vous m’avez écrit ?

— Très-bien.

— Mais pourquoi m’avez-vous écrit ?

— Imaginez-vous qu’aujourd’hui, à deux heures, de Guiche est parti.

— Après ?

— Le voyant partir, je l’ai suivi, comme c’est mon habitude.

— Je le vois bien, puisque vous voilà.

— Attendez donc… Vous savez, n’est-ce pas, que ce pauvre de Guiche était jusqu’au cou dans la disgrâce ?

— Hélas ! oui.

— C’était donc le comble de l’imprudence à lui de venir trouver à Fontainebleau ceux qui l’avaient exilé à Paris, et surtout ceux dont on l’éloignait.

— Vous raisonnez comme feu Pythagore, monsieur Manicamp.

— Or, de Guiche est têtu comme un amoureux ; il n’écouta donc aucune de mes remontrances. Je le priai, je le suppliai, il ne voulut rien entendre à rien… Ah ! diable !

— Qu’avez-vous ?

— Pardon, Mademoiselle, mais c’est cette maudite branche dont j’ai déjà eu l’honneur de vous entretenir et qui vient de déchirer mon haut-de-chausses.

— Il fait nuit, répliqua Montalais en riant : continuons, monsieur Manicamp.

— De Guiche partit donc à cheval tout courant, et moi, je le suivis, mais au pas. Vous comprenez, s’aller jeter à l’eau avec un ami aussi vite qu’il y va lui-même, c’est d’un sot ou d’un insensé. Je laissai donc de Guiche prendre les devants et cheminai avec une sage lenteur, persuadé que j’étais que le malheureux ne serait pas reçu, ou, s’il l’était, tournerait bride au premier coup de boutoir, et que je le verrais revenir encore plus vite qu’il n’était allé, sans avoir