Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/417

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ici, Madame, semblable au général vigilant qui inspecte son armée, redressa d’un coup d’œil Montalais et Tonnay-Charente, qui pliaient sous l’effort.

— Ces voix harmonieuses, reprit de Saint-Aignan, étaient celles de quelques bergères qui avaient voulu, elles aussi, jouir de la fraîcheur des ombrages, et qui, sachant l’endroit écarté, presque inabordable, s’y étaient réunies pour mettre en commun quelques idées sur la bergerie.

Un immense éclat de rire, soulevé par cette phrase de Saint-Aignan, un imperceptible sourire du roi en regardant Tonnay-Charente, tels furent les résultats de la sortie.

— La dryade assure, continua Saint-Aignan, que les bergères étaient trois, et que toutes trois étaient jeunes et belles.

— Leurs noms ? dit Madame tranquillement.

— Leurs noms ! fit de Saint-Aignan, qui se cabra contre cette indiscrétion.

— Sans doute. Vous avez appelé vos bergers Tircis et Amyntas : appelez vos bergères d’une façon quelconque.

— Oh ! Madame, je ne suis pas un inventeur, un trouvère, comme on disait autrefois ; je raconte sous la dictée de la dryade.

— Comment votre dryade nommait-elle ces bergères ? En vérité, voilà une mémoire bien rebelle. Cette dryade-là était donc brouillée avec la déesse Mnémosyne ?

— Madame, ces bergères… Faites bien attention que révéler des noms de femmes est un crime !

— Dont une femme vous absout, comte, à la condition que vous nous révélerez le nom des bergères.

— Elles se nommaient Philis, Amaryllis et Galatée.

— À la bonne heure ! elles n’ont pas perdu pour attendre, dit Madame, et voilà trois noms charmants. Maintenant, les portraits ?

De Saint-Aignan fit encore un mouvement.

— Oh ! procédons par ordre, je vous prie, comte, reprit Madame. N’est-ce pas, sire, qu’il nous faut les portraits des bergères ?

Le roi, qui s’attendait à cette insistance, et qui commençait à ressentir quelques inquiétudes, ne crut pas devoir piquer une aussi dangereuse interrogatrice. Il pensait d’ailleurs que de Saint-Aignan, dans ses portraits, trouverait le moyen de glisser quelques traits délicats dont feraient leur profit les oreilles que Sa Majesté avait intérêt à charmer. C’est dans cet espoir, c’est avec cette crainte, que Louis autorisa de Saint-Aignan à tracer le portrait des bergères Philis, Amaryllis et Galatée.

— Eh bien donc, soit ! dit de Saint-Aignan comme un homme qui prend son parti.

Et il commença.


CXXXI

FIN DE L’HISTOIRE D’UNE NAÏADE ET D’UNE DRYADE.


— Philis, dit Saint-Aignan en jetant un coup d’œil provocateur à Montalais, à peu près comme fait dans un assaut un maître d’armes qui invite un rival digne de lui à se mettre en garde, Philis n’est ni brune ni blonde, ni grande ni petite, ni froide ni exaltée ; elle est, toute bergère qu’elle est, spirituelle comme une princesse et coquette comme un démon.

« Sa vue est excellente. Tout ce qu’embrasse sa vue, son cœur le désire. C’est comme un oiseau qui, gazouillant toujours, tantôt rase l’herbe, tantôt s’enlève voletant à la poursuite d’un papillon, tantôt se perche au plus haut d’un arbre, et de là défie tous les oiseleurs, ou de venir le prendre, ou de le faire tomber dans leurs filets.

Le portrait était si ressemblant, que tous les yeux se tournèrent sur Montalais, qui, l’œil éveillé, le nez au vent, écoutait M. de Saint-Aignan comme s’il était question d’une personne qui lui fût tout à fait étrangère.

— Est-ce tout, monsieur de Saint-Aignan ? demanda la princesse.

— Oh ! Votre Altesse Royale, le portrait n’est qu’esquissé, et il y aurait bien des choses à dire. Mais je crains de lasser la patience de Votre Altesse ou de blesser la modestie de la bergère, de sorte que je passe à sa compagne Amaryllis.

— C’est cela, dit Madame, passez à Amaryllis, monsieur de Saint-Aignan, nous vous suivons.

— Amaryllis est la plus âgée des trois ; et cependant, se hâta de dire Saint-Aignan, ce grand âge n’atteint pas vingt ans.

Le sourcil de mademoiselle de Tonnay-Charente, qui s’était froncé au début du récit, se défronça avec un léger sourire.

— Elle est grande, avec d’immenses cheveux qu’elle renoue à la manière des statues de la Grèce ; elle a la démarche majestueuse et le geste altier : aussi a-t-elle bien plutôt l’air d’une déesse que d’une simple mortelle, et, parmi les déesses, celle à qui elle ressemble le plus, c’est Diane chasseresse ; avec cette seule différence que la cruelle bergère, ayant un jour dérobé le carquois de l’Amour tandis que le pauvre Cupidon dormait dans un buisson de roses, au lieu de diriger ses traits sur les hôtes des forêts, les décoche impitoyablement sur tous les pauvres bergers qui passent à la portée de son arc et de ses yeux.

— Oh ! la méchante bergère ! dit Madame ; ne se piquera-t-elle point quelque jour avec un de ces traits qu’elle lance si impitoyablement à droite et à gauche.

— C’est l’espoir de tous les bergers en général, dit de Saint-Aignan.

— Et celui du berger Amyntas en particulier, n’est-ce pas ? dit Madame.

— Le berger Amyntas est si timide, reprit de Saint-Aignan de l’air le plus modeste qu’il put prendre, que, s’il a cet espoir, nul n’en a jamais rien su, car il le cache au plus profond de son cœur.

Un murmure des plus flatteurs accueillit cette profession de foi du narrateur à propos du berger.

— Et Galatée ? demanda Madame. Je suis impatiente de voir une main aussi habile reprendre le portrait où Virgile l’a laissé, et l’achever à nos yeux.