Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/422

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Qu’on n’aille pas croire cependant que Madame eût les passions terribles des héroïnes du moyen âge et qu’elle vît les choses sous leur aspect sombre ; Madame, au contraire, jeune, gracieuse, spirituelle, coquette, amoureuse, plutôt de fantaisie, d’imagination ou d’ambition que de cœur ; Madame, au contraire, inaugurait cette époque de plaisirs faciles et passagers qui signala les cent vingt ans qui s’écoulèrent entre la moitié du xviie siècle et les trois quarts du xviiie.

Madame voyait donc, ou plutôt croyait voir les choses sous leur véritable aspect ; elle savait que le roi, son auguste beau-frère, avait ri le premier de l’humble La Vallière, et que, selon ses habitudes, il n’était pas probable qu’il adorât jamais la personne dont il avait pu rire, ne fût-ce qu’un instant.

D’ailleurs, l’amour-propre n’était-il pas là, ce démon souffleur qui joue un si grand rôle dans cette comédie dramatique qu’on appelle la vie d’une femme ; l’amour-propre ne disait-il point tout haut, tout bas, à demi-voix, sur tous les tons possibles, qu’elle ne pouvait véritablement, elle, princesse, jeune, belle, riche, être comparée à la pauvre La Vallière, aussi jeune qu’elle, c’est vrai, mais bien moins jolie, mais tout à fait pauvre. Et que cela n’étonne point de la part de Madame ; on le sait, les plus grands caractères sont ceux qui se flattent le plus dans la comparaison qu’ils font d’eux aux autres, des autres à eux.

Peut-être demandera-t-on ce que voulait Madame avec cette attaque si savamment combinée ? Pourquoi tant de forces déployées, s’il ne s’agissait de débusquer sérieusement le roi d’un cœur tout neuf dans lequel il comptait se loger ? Madame avait-elle donc besoin de donner une pareille importance à La Vallière, si elle ne redoutait pas La Vallière ?

Non, Madame ne redoutait pas La Vallière, au point de vue où un historien qui sait les choses voit l’avenir, ou plutôt le passé ; Madame n’était point un prophète ou une sibylle ; Madame ne pouvait pas plus qu’un autre lire dans ce terrible et fatal livre de l’avenir qui garde en ses plus secrètes pages les plus sérieux événements.

Non, Madame voulait purement et simplement punir le roi de lui avoir fait une cachotterie toute féminine ; elle voulait lui prouver clairement que, s’il usait de ce genre d’armes offensives, elle, femme d’esprit et de race, trouverait certainement dans l’arsenal de son imagination des armes défensives à l’épreuve même des coups d’un roi.

Et, d’ailleurs, elle voulait lui prouver que, dans ces sortes de guerres, il n’y a plus de rois, ou tout au moins que les rois, combattant pour leur propre compte comme des hommes ordinaires, peuvent voir leur couronne tomber au premier choc ; qu’enfin, s’il avait espéré être adoré tout d’abord, de confiance, à son seul aspect, par toutes les femmes de sa cour, c’était une prétention humaine, téméraire, insultante pour certaines plus haut placées que les autres, et que la leçon, tombant à propos sur cette tête royale, trop haute et trop fière, serait efficace.

Voilà certainement quelles étaient les réflexions de Madame à l’égard du roi.

L’événement restait en dehors.

Ainsi, l’on voit qu’elle avait agi sur l’esprit de ses filles d’honneur et avait préparé dans tous ses détails la comédie qui venait de se jouer.

Le roi en fut tout étourdi. Depuis qu’il avait échappé à M. de Mazarin, il se voyait pour la première fois traité en homme.

Une pareille sévérité, de la part de ses sujets, lui eût fourni matière à résistance. Les pouvoirs croissent dans la lutte.

Mais s’attaquer à des femmes, être attaqué par elles, avoir été joué par de petites provinciales arrivées de Blois tout exprès pour cela, c’était le comble du déshonneur pour un jeune roi plein de la vanité que lui inspiraient à la fois et ses avantages personnels et son pouvoir royal.

Rien à faire, ni reproches, ni exil, ni même bouderie.

Bouder, c’eût été avouer qu’on avait été touché, comme Hamlet, par une arme démouchetée, l’arme du ridicule.

Bouder des femmes ! quelle humiliation ! surtout quand ces femmes ont le rire pour vengeance.

Oh ! si, au lieu d’en laisser toute la responsabilité à des femmes, quelque courtisan se fût mêlé à cette intrigue, avec quelle joie Louis XIV eût saisi cette occasion d’utiliser la Bastille !

Mais là encore la colère royale s’arrêtait, repoussée par le raisonnement.

Avoir une armée, des prisons, une puissance presque divine, et mettre cette toute-puissance au service d’une misérable rancune, c’était indigne, non-seulement d’un roi, mais même d’un homme.

Il s’agissait donc purement et simplement de dévorer en silence cet affront et d’afficher sur son visage la même mansuétude, la même urbanité.

Il s’agissait de traiter Madame en amie. En amie !… Et pourquoi pas ?

Ou Madame était l’instigatrice de l’événement, ou l’événement l’avait trouvée passive.

Si elle avait été instigatrice, c’était bien hardi à elle, mais enfin n’était-ce pas son rôle naturel ?

Qui l’avait été chercher dans le plus doux moment de la lune conjugale pour lui parler un langage amoureux ? Qui avait osé calculer les chances de l’adultère, bien plus, de l’inceste ? Qui, retranché derrière son omnipotence royale, avait dit à cette jeune femme : « Ne craignez rien, aimez le roi de France, il est au-dessus de tous, et un geste de son bras armé du sceptre vous protégera contre tous, même contre vos remords ? »

Donc, la jeune femme avait obéi à cette parole royale, avait cédé à cette voix corruptrice, et maintenant qu’elle avait fait le sacrifice moral de son honneur, elle se voyait payée de ce sacrifice par une infidélité d’autant plus humiliante qu’elle avait pour cause une femme bien inférieure à celle qui avait d’abord cru être aimée.