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juste ce qu’il en faudrait pour mettre une pièce à l’un des sacs de lentilles ou de haricots qui forment le principal ameublement de la boutique du rez-de-chaussée.

Ainsi étendu, ainsi abruti dans son observation transfenestrale, d’Artagnan n’est plus un homme de guerre, d’Artagnan n’est plus un officier du palais, c’est un bourgeois croupissant entre le dîner et le souper, entre le souper et le coucher ; un de ces braves cerveaux ossifiés qui n’ont plus de place pour une seule idée, tant la matière guette avec férocité aux portes de l’intelligence, et surveille la contrebande qui pourrait se faire en introduisant dans le crâne un symptôme de pensée.

Nous avons dit qu’il faisait nuit ; les boutiques s’allumaient tandis que les fenêtres des appartements supérieurs se fermaient ; une patrouille de soldats du guet faisait entendre le bruit irrégulier de son pas.

D’Artagnan continuait à ne rien entendre et à ne rien regarder que le coin bleu de son ciel.

À deux pas de lui, tout à fait dans l’ombre, couché sur un sac de maïs, Planchet, le ventre sur ce sac, les deux bras sous son menton, regardait d’Artagnan penser, rêver où dormir les yeux ouverts.

L’observation durait déjà depuis fort longtemps.

Planchet commença par faire :

— Hum ! hum !

D’Artagnan ne bougea point.

Planchet vit alors qu’il fallait recourir à quelque moyen plus efficace : après mûres réflexions, ce qu’il trouva de plus ingénieux dans les circonstances présentes, fut de se laisser rouler de son sac sur le parquet en murmurant contre lui-même le mot :

— Imbécile !

Mais, quel que fût le bruit produit par la chute de Planchet, d’Artagnan, qui, dans le cours de son existence, avait entendu bien d’autres bruits, ne parut pas faire le moindre cas de ce bruit-là.

D’ailleurs, une énorme charrette, chargée de pierres, débouchant de la rue Saint-Médéric, absorba dans le bruit de ses roues le bruit de la chute de Planchet.

Cependant Planchet crut, en signe d’approbation tacite, le voir imperceptiblement sourire au mot imbécile.

Ce qui, l’enhardissant, lui fit dire :

— Est-ce que vous dormez, monsieur d’Artagnan ?

— Non, Planchet, je ne dors même pas, répondit le mousquetaire.

— J’ai le désespoir, fit Planchet, d’avoir entendu le mot même.

— Eh bien, quoi ? est-ce que ce mot n’est pas français, mons Planchet ?

— Si fait, monsieur d’Artagnan.

— Eh bien ?

— Eh bien, ce mot m’afflige.

— Développe-moi ton affliction, Planchet, dit d’Artagnan.

— Si vous dites que vous ne dormez même pas, c’est comme si vous disiez que vous n’avez même pas la consolation de dormir. Ou mieux, c’est comme si vous disiez en d’autres termes : Planchet, je m’ennuie à crever.

— Planchet, tu sais que je ne m’ennuie jamais.

— Excepté aujourd’hui et avant-hier.

— Bah !

— Monsieur d’Artagnan, voilà huit jours que vous êtes revenu de Fontainebleau ; voilà huit jours que vous n’avez plus ni vos ordres à donner, ni votre compagnie à faire manœuvrer. Le bruit des mousquets, des tambours et de toute la royauté vous manque ; d’ailleurs, moi qui ai porté le mousquet, je conçois cela.

— Planchet, répondit d’Artagnan, je t’assure que je ne m’ennuie pas le moins du monde.

— Que faites-vous, en ce cas, couché là comme un mort ?

— Mon ami Planchet, il y avait au siège de la Rochelle quand j’y étais, quand tu y étais, quand nous y étions enfin ; il y avait au siège de la Rochelle un Arabe qu’on renommait pour sa façon de pointer les couleuvrines. C’était un garçon d’esprit, quoiqu’il fût d’une singulière couleur, couleur de tes olives. Eh bien, cet Arabe, quand il avait mangé ou travaillé, se couchait comme je suis couché en ce moment, et fumait je ne sais quelles feuilles magiques dans un grand tube à bout d’ambre ; et, si quelque chef, venant à passer, lui reprochait de toujours dormir, il répondait tranquillement : « Mieux vaut être assis que debout, couché qu’assis, mort que couché. »

— C’était un Arabe lugubre et par sa couleur et par ses sentences, dit Planchet. Je me le rappelle parfaitement. Il coupait les têtes des protestants avec beaucoup de satisfaction.

— Précisément, et il les embaumait quand elles en valaient la peine.

— Oui, et quand il travaillait à cet embaumement avec toutes ses herbes et toutes ses grandes plantes, il avait l’air d’un vannier qui fait des corbeilles.

— Oui, Planchet, oui, c’est bien cela.

— Oh ! moi aussi, j’ai de la mémoire.

— Je n’en doute pas ; mais que dis-tu de son raisonnement ?

— Monsieur, je le trouve parfait d’une part, mais stupide de l’autre.

— Devise, Planchet, devise.

— Eh bien, Monsieur, en effet, mieux vaut être assis que debout, c’est constant, surtout lorsqu’on est fatigué. Dans certaines circonstances… (et Planchet sourit d’un air coquin) mieux vaut être couché qu’assis ; mais, quant à la dernière proposition : mieux vaut être mort que couché, je déclare que je la trouve absurde ; que ma préférence incontestable est pour le lit, et que, si vous n’êtes point de mon avis, c’est, que, comme j’ai l’honneur de vous le dire, vous vous ennuyez à crever.

— Planchet, tu connais M. la Fontaine ?

— Le pharmacien du coin de la rue Saint-Médéric ?

— Non, le fabuliste.

— Ah ! maître corbeau ?

— Justement ; eh bien, je suis comme son lièvre.