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Les dix bouteilles étaient dix ombres lorsque Trüchen redescendit avec du fromage.

D’Artagnan avait conservé toute sa dignité.

Porthos, au contraire, avait perdu une partie de la sienne.

On chantait bataille, on parla chansons.

D’Artagnan conseilla un nouveau voyage à la cave, et, comme Planchet ne marchait pas avec toute la régularité du sçavant fantassin, le capitaine des mousquetaires proposa de l’accompagner.

Ils partirent donc en fredonnant des chansons à faire peur aux diables les plus flamands.

Trüchen demeura à table près de Porthos.

Tandis que les deux gourmets choisissaient derrière les falourdes, on entendit ce bruit sec et sonore que produisent en faisant le vide deux lèvres sur une joue.

— Porthos se sera cru à la Rochelle, pensa d’Artagnan.

Ils remontèrent chargés de bouteilles.

Planchet n’y voyait plus tant il chantait.

D’Artagnan, qui y voyait toujours, remarqua combien la joue gauche de Trüchen était plus rouge que la droite.

Or, Porthos souriait à la gauche de Trüchen, et frisait, de ses deux mains, les deux côtés de ses moustaches à la fois.

Trüchen souriait aussi au magnifique seigneur.

Le vin pétillant d’Anjou fit des trois hommes trois diables d’abord, trois soliveaux ensuite.

D’Artagnan n’eut que la force de prendre un bougeoir pour éclairer à Planchet son propre escalier.

Planchet traîna Porthos, que poussait Trüchen, fort joviale aussi de son côté.

Ce fut d’Artagnan qui trouva les chambres et découvrit les lits. Porthos se plongea dans le sien, déshabillé par son ami le mousquetaire.

D’Artagnan se jeta sur le sien en disant :

— Mordious ! j’avais cependant juré de ne plus toucher à ce vin jaune qui sent la pierre à fusil. Fi ! si les mousquetaires voyaient leur capitaine dans un pareil état !

Et, tirant les rideaux du lit :

— Heureusement qu’il ne me verront pas, ajouta-t-il.

Planchet fut enlevé dans les bras de Trüchen, qui le déshabilla et ferma rideaux et portes.

— C’est divertissant, la campagne, dit Porthos en allongeant ses jambes qui passèrent à travers le bois du lit, ce qui produisit un écroulement énorme auquel nul ne prit garde, tant on s’était diverti à la campagne de Planchet.

Tout le monde ronflait à deux heures de l’après-minuit.


CXLV

CE QUE L’ON VOIT DE LA MAISON DE PLANCHET.


Le lendemain trouva les trois héros dormant du meilleur cœur.

Trüchen avait fermé les volets en femme qui craint, pour des alourdis, la première visite du soleil levant.

Aussi faisait-il nuit noire sous les rideaux de Porthos et sous le baldaquin de Planchet, quand d’Artagnan, réveillé le premier, par un rayon indiscret qui perçait les fenêtres, sauta à bas du lit, comme pour arriver le premier à l’assaut.

Il prit d’assaut la chambre de Porthos, voisine de la sienne.

Ce digne Porthos dormait comme un tonnerre gronde ; il étalait fièrement dans l’obscurité son torse gigantesque, et son poing gonflé pendait hors du lit sur le tapis de pieds.

D’Artagnan réveilla Porthos, qui frotta ses yeux d’assez bonne grâce.

Pendant ce temps, Planchet s’habillait et venait recevoir aux portes de leurs chambres ses deux hôtes vacillants encore de la veille.

Bien qu’il fût encore matin, toute la maison était déjà sur pied. La cuisinière massacrait sans pitié dans la basse-cour, et le père Célestin cueillait des cerises dans le jardin.

Porthos, tout guilleret, tendit une main à Planchet, et d’Artagnan demanda la permission d’embrasser madame Trüchen.

Celle-ci, qui ne gardait pas rancune aux vaincus, s’approcha de Porthos, auquel la même faveur fut accordée.

Porthos embrassa madame Trüchen avec un gros soupir.

Alors Planchet prit les deux amis par la main.

— Je vais vous montrer la maison, dit-il, hier au soir, nous sommes entrés ici comme dans un four, et nous n’avons rien pu voir ; mais, au jour, tout change d’aspect, et vous serez contents.

— Commençons par la vue, dit d’Artagnan, la vue me charme avant toutes choses ; j’ai toujours habité des maisons royales, et les princes ne savent pas trop mal choisir leurs points de vue.

— Moi, dit Porthos, j’ai toujours tenu à la vue. Dans mon château de Pierrefonds, j’ai fait percer quatre allées qui aboutissent à une perspective variée.

— Vous aller voir ma perspective, dit Planchet.

Et il conduisit les deux hôtes à une fenêtre.

— Ah ! oui, c’est la rue de Lyon, dit d’Artagnan.

— Oui. J’ai deux fenêtres par ici, vue insignifiante ; on aperçoit cette auberge, toujours remuante et bruyante : c’est un voisinage désagréable. J’avais quatre fenêtres par ici, je n’en ai conservé que deux.

— Passons, dit d’Artagnan.

Ils rentrèrent dans un corridor conduisant aux chambres, et Planchet poussa les volets.

— Tiens, tiens ! dit Porthos, qu’est-ce que cela, là-bas ?

— La forêt, dit Planchet, C’est l’horizon, toujours une ligne épaisse, qui est jaunâtre au printemps, verte l’été, rouge l’automne et blanche l’hiver.